Tribune. « L’âme russe » est cette conscience que tout ce que nous pensons de solide ou d’un brin assuré dans notre existence peut être effacé en un instant, par le surgissement arbitraire de la violence. Il en irait donc de la Russie comme de l’orage ou d’une coulée de boue : elle vous rappelle à la dérision de votre vie. Cette horreur russe a donné d’excellents romans et des pages d’histoire sanglantes. Aujourd’hui, cette même horreur russe amène Vladimir Poutine à envahir l’Ukraine et à menacer le monde d’une riposte nucléaire.
Il faut rappeler le contrat pluriséculaire passé entre la population russe et ses dirigeants : « effrayez-nous et effrayez le monde ». Ce pacte politique, leur sorte de « Contrat social » à eux, est né lors du sac de Novgorod, durant le règne d’Ivan le Terrible, en 1570, et il est toujours valide. A l’époque, une certaine élite intellectuelle et libérale s’était constituée dans la ville de Novgorod. Le tsar avait interprété cet éveil comme une contestation de son pouvoir et il avait transformé la ville en un bain de sang. Cinq siècles plus tard, la force et la loi, le respect et la peur sont toujours des notions qui se confondent en Russie. Il se pourrait même que cette confusion soit le seul lien qui unisse vraiment les habitants des îles Kouriles à ceux de Pskov, ceux de Mourmansk à ceux du Caucase, et leur permette d’être une nation.
Les Russes ne sont pas des citoyens mais des sujets que la peur chapeaute comme un couvercle. Peut-être parce que la Russie n’est pas à proprement parler un pays, ni même un empire qui s’étend sur un dixième des terres émergées, mais une emprise. Les Russes qui en ont conscience, parmi ceux qui n’habitent pas à l’étranger, vivent dans « un exil intérieur » : faute de pouvoir regarder leur pays pour ce qu’il est, ils se masquent les yeux. Ces « exilés de l’intérieur » vivent à Moscou ou à Saint-Pétersbourg, très rarement dans d’autres villes. Ils ne parlent jamais de politique puisque immanquablement la discussion se terminera sur un soupir mélancolique et un sentiment d’impuissance honteux. La politique russe est ainsi devenue, à force, une impolitesse. Vous n’en parlez pas pour ne pas incommoder. Elle est le domaine réservé de quelques brutes.
Soutien mou aux dissidents
Les artistes russes dissidents comme le groupe Voïna (« guerre » en russe) ou les Pussy Riot (« émeute de la chatte » en anglais), qui, ces dix dernières années, ont tenté de réveiller cette apathie ou cette fausse vertu, n’ont reçu qu’un soutien mou. On leur reprochait leur virulence ou leur esthétique. Comme si, là encore, il fallait contourner le problème. En 2010, Voïna a tagué un phallus fluorescent de 65 mètres de haut, sur un pont basculant, en face du quartier général du FSB [les services de renseignement intérieur], en plein centre de Saint-Pétersbourg. Cette performance affirmait que la vitalité du peuple russe était plus grande que la répression qui l’accablait. Son écho fut immense mais on la jugea finalement inélégante ou simplement comique, et on la désamorça. Encore une fois, la peur l’emportait. L’emprise tenait.
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