En reconnaissant deux territoires ukrainiens sécessionnistes, Moscou réactive sa vieille stratégie consistant à voler au secours des russophones pour maintenir son emprise sur l’ancien bloc soviétique et contrer l’influence occidentale.
Après avoir nié pendant des mois vouloir envahir l’Ukraine, le président Vladimir Poutine a ordonné mardi l’entrée de troupes russes de « maintien de la paix » dans les territoires séparatistes de Donetsk et de Lougansk. Moscou reconnaît désormais officiellement les deux entités de l’Est ukrainien – dont les séparatistes prorusses soutenus par la Russie se sont emparés en 2014 et qu’ils occupent depuis – comme des Républiques indépendantes.
Malgré les spécificités de la crise ukrainienne, nombre d’experts ont noté que l’action de Vladimir Poutine s’inscrivait dans la lignée d’autres opérations militaires russes afin de contrecarrer tout rapprochement de ses voisins avec l’Ouest. Une stratégie qui consiste à maintenir l’emprise de Moscou sur les anciens membres du bloc soviétique en bloquant toute nouvelle expansion de l’Otan vers l’est.
Pour ce faire, le Kremlin instrumentalise depuis longtemps des « conflits gelés » à ses frontières, des situations de statu quo faisant suite à des affrontements sans résolution politique. Au cours des trois dernières décennies, la Russie a soutenu, en Moldavie, un régime prorusse dans la région séparatiste de Transnistrie. En 2008, elle a mené une invasion conventionnelle de la Géorgie pour soutenir les gouvernements séparatistes d’Ossétie du Sud et d’Abkhazie, deux provinces comptant d’importantes populations russophones. Six ans plus tard, elle a enfin saisi la Crimée à l’Ukraine et a commencé à soutenir une insurrection de séparatistes prorusses dans le Donbass.
À chaque fois, la crainte d’un affaiblissement de sa sphère d’influence a précipité les actions de Moscou, tandis que la présence de populations d’origine russe fournissait au Kremlin un prétexte pour intervenir en tant que protecteur. Cette même logique était à l’œuvre lundi en fin de journée, lors du discours décousu de Vladimir Poutine durant lequel il a affirmé, sans preuve, que les citoyens russophones d’Ukraine étaient victimes d’un « génocide ».
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Le « manuel pratique » de Poutine
Cette nouvelle manœuvre militaire de Vladimir Poutine fait suite à des mois de tensions fluctuantes au cours desquels le président russe a massé son armée le long des frontières de l’Ukraine tout en maintenant le mystère sur ses intentions. En fin de compte, le timing de son passage à l’acte semble indiquer que si la Russie reproduit la même stratégie, elle capitalise néanmoins sur les erreurs passées.
En 2008, la guerre entre la Russie et la Géorgie avait éclaté au début des Jeux olympiques d’été de Pékin, au grand dam des dirigeants chinois. Pour éviter de contrarier à nouveau son allié, Vladimir Poutine a cette fois-ci attendu la fin des Jeux d’hiver, également à Pékin, pour frapper en Ukraine.
Cette nouvelle opération dans les provinces de Donetsk et de Lougansk réveille de douloureux souvenirs pour les Géorgiens, encore sous le choc de la défaite cuisante de leur pays face à la Russie. Pour autant, cette stratégie était des plus prévisibles selon le professeur Emil Avdaliani, de l’Université européenne de Tbilissi et du groupe de réflexion géorgien Geocase. « En Géorgie, nous étions nombreux à nous attendre à la reconnaissance des deux entités séparatistes du Donbass. C’était évident depuis une année environ. Moscou a augmenté son financement des entités, fourni des passeports russes et renforcé clandestinement sa présence militaire. La décision de Poutine est la conclusion logique de ce processus », explique-t-il à France 24.
Les actions de la Russie suivent « un manuel pratique établi », poursuit Emil Avdaliani, celui consistant à « créer ou favoriser des mouvements séparatistes afin d’empêcher un voisin de dériver vers les institutions occidentales ».
En Géorgie, des bases militaires russes pour soutenir les séparatistes
Défendre le « proche étranger » de la Russie
Avec leurs importantes minorités ethniques qui traversaient les frontières avant et pendant l’ère soviétique, les pays qui bordent la Russie à l’ouest ont offert un terrain fertile pour l’émergence et l’enracinement des conflits. Selon Moscou, ces conflits trouvent leur origine dans la revendication légitime de la Russie à une sphère d’influence et dans son devoir de protéger les Russes ethniques d’une agression étrangère.
« La Russie estime avoir droit à une sphère d’influence historique, ce qu’on appelle ‘l’étranger proche’, et ne permet à personne d’y porter atteinte », explique Nicoló Fasola, expert en stratégie militaire russe à l’université de Birmingham (Royaume-Uni), contacté par France 24.
« La Russie est toujours inquiète de la pénétration étrangère – non seulement en termes d’implication militaire et d’engagement politique, mais aussi en termes culturels », souligne-t-il. Les « révolutions de couleur », qui ont porté au pouvoir des gouvernements pro-occidentaux en Géorgie (2003) et en Ukraine (2004), ont été perçues par le Kremlin comme des « stratégies de l’Occident visant à éloigner ces pays de la Russie », poursuit le chercheur.
Ce raisonnement expliquerait le maintien de la présence russe en Transnistrie, province séparatiste de Moldavie, où les tentatives d’imposer la langue roumaine au début des années 1990 ont rencontré une résistance farouche de la part de la population principalement russophone de la région. Ce précédent – la protection des Russes ethniques – donnera plus tard à Vladimir Poutine un modèle pour justifier ses interventions en Géorgie et en Ukraine.
Si la Russie n’a pas reconnu l’indépendance de la Transnistrie, elle « a affaibli la souveraineté de la Moldavie et gelé son intégration occidentale au cours des 25 dernières années », analyse le chercheur américain Erik J. Grossman dans la revue universitaire US Army War College Quarterly. « Cette incertitude a servi à piéger la Moldavie dans une zone grise géopolitique entre l’Est et l’Ouest et l’a contrainte à servir de vecteur de la corruption et du blanchiment d’argent russes. »
Des pays aspirés dans la « zone grise » entre l’Otan et la Russie
La Géorgie et l’Ukraine risquent, elles aussi, d’être durablement aspirées dans cette même « zone grise » géopolitique, coincées entre leurs espoirs de rejoindre un jour l’alliance militaire de l’Otan et la certitude que la Russie ne les laissera pas partir. Quant aux entités séparatistes reconnues uniquement par la Russie, leur sort dépend entièrement de Moscou.
Les 14 pays européens ayant rejoint l’Otan depuis 1991 © Studio graphique FMM
« Ces entités ne pourraient pas survivre par elles-mêmes, mais leur fragilité est en fait un avantage du point de vue russe, car elle justifie la présence continue de la Russie sur le terrain », analyse Nicoló Fasola.
En reconnaissant les deux « républiques » du Donbass, Moscou s’en est tenu méticuleusement à son manuel pratique, estime Nicoló Fasola, reproduisant, mot pour mot, les traités d’amitié et d’assistance mutuelle qu’elle avait précédemment signés avec les provinces séparatistes géorgiennes d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud. La question de savoir si ces entités peuvent prospérer est une préoccupation mineure pour la Russie par rapport au tableau stratégique global, juge le chercheur.
« Moscou fournira une aide financière et logistique mais, au bout du compte, elles ne sont rien de plus que des outils pour la réalisation des objectifs stratégiques de la Russie », explique-t-il. « Il s’agit de les utiliser comme ‘têtes de pont’ dans l’espace postsoviétique – des instruments pour contrôler la situation sur le terrain. »
Le sentiment antirusse, un prix à payer
Reste à savoir jusqu’à quel point la Russie peut exercer un contrôle, les détracteurs du Kremlin notant que les actions de Vladimir Poutine ont durci le sentiment antirusse en Ukraine et en Géorgie. Comme l’a récemment déclaré la présidente géorgienne Salomé Zourabichvili, son pays comprend « très bien ce que le peuple ukrainien ressent aujourd’hui (…). C’est la solidarité d’un pays qui a déjà souffert et qui souffre encore de l’occupation. »
La Russie a peut-être atteint ses objectifs à court terme, mais elle a « perdu son prestige et son soft power », estime le professeur géorgien Emil Avdaliani. « Peu de gens en Ukraine ou en Géorgie penseraient à se tourner vers la Russie sur le plan géopolitique. Je pense qu’à plus long terme, la Russie a dilapidé les avantages qu’elle détenait même après l’effondrement de l’Union soviétique. »
Pour les stratèges du Kremlin, cependant, le ressentiment à l’égard de Moscou est un prix à payer pour que l’expansion de l’Otan soit stoppée net. « Il est vrai que la ligne de conduite de la Russie depuis 2014 a provoqué la colère du public ukrainien et légitimé la posture antirusse de Kiev », souligne Nicoló Fasola. « Mais ce même gouvernement de Kiev est bien conscient du fait que la Russie peut décider ou du moins influencer fortement ses décisions politiques. Aussi antirusses qu’il puisse être, il doit prendre en compte les positions et les actions de Moscou. »
Du point de vue occidental, la stratégie agressive de la Russie a eu un coût évident pour Moscou. Un coût financier, avec des sanctions sévères amenées à s’accentuer, mais aussi politique, puisque cette politique entraîne une forte détérioration des relations avec un front occidental soudé derrière une indignation commune.
Du point de vue de la Russie, l’analyse de la situation est cependant bien différente selon Nicoló Fasola : « Si nous fondons notre évaluation sur les objectifs déclarés de Moscou, à savoir le maintien du contrôle russe – ou du moins de l’influence – sur ces régions spécifiques, alors la stratégie russe est un succès. Bien sûr, on peut rétorquer que ni la Géorgie ni l’Ukraine n’ont renoncé à adhérer à l’Otan. Mais, de facto, l’adhésion à cette alliance n’est plus une option viable. Quelle que soit la volonté de la Géorgie et de l’Ukraine de rejoindre l’Otan, elles ne le peuvent tout simplement pas. »
Le même raisonnement s’applique à l’Occident, ajoute Nicoló Fasola : « Sur le papier, les puissances occidentales décident de l’adhésion à l’Otan. Mais dans la pratique, elles ne peuvent pas ignorer la Russie. »
Article traduit par David Rich. Pour lire l’article dans sa version originale (en anglais), cliquez ici
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