Alors que le président russe Vladimir Poutine a reconnu, lundi, l’indépendance des territoires séparatistes de l’est de l’Ukraine, et que l’Otan s’attend à une attaque de grande envergure, la diplomatie russe s’est dite, mardi, toujours « prête » pour des négociations. Une diplomatie incarnée par le ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov, en poste depuis 2004, qui n’en est pas à sa première crise internationale.
Faisant fi des avertissements des Occidentaux, le président russe Vladimir Poutine a ordonné à son armée, lundi 21 février, de pénétrer dans les territoires séparatistes ukrainiens pour y « maintenir la paix » après avoir reconnu l’indépendance de Lougansk et Donetsk, deux républiques autoproclamées dans l’est du pays.
Malgré sa défiance et les sanctions occidentales qui ont suivi, la Russie a assuré mardi être toujours « prête » pour des négociations.
C’est Sergueï Lavrov, le ministre des Affaires étrangères qui incarne, depuis sa nomination à ce poste par Vladimir Poutine en mars 2004, la voix et le visage de la Russie sur la scène internationale, qui aura pour tâche dans les prochains jours de maintenir le dialogue et de garantir un canal de communication avec les Occidentaux.
Et ce, alors que la voie diplomatique semble de plus en plus compromise et que l’Otan a dit s’attendre à une attaque de grande envergure en Ukraine et a mis sa force de réaction rapide en alerte pour défendre les alliés.
« Un diplomate reconnu et probablement redouté »
Le profil de ce diplomate chevronné, né le 21 mars 1950 dans une famille arménienne originaire de Géorgie et diplômé du prestigieux Institut d’État des relations internationales (Mgimo), semble taillé pour faire face à une telle situation de crise.
« C’est un grand professionnel doté d’une vraie expérience du monde occidental et des États-Unis et des rapports de force internationaux. Il a négocié énormément de choses et a une vision assez froide de l’ensemble des dossiers qu’il doit traiter », confie à France 24 Jean de Gliniasty, ancien ambassadeur de France à Moscou entre 2009 et 2013, directeur de recherche à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), et auteur de « Géopolitique de la Russie » chez Eyrolles.
« C’est un diplomate reconnu et probablement redouté par certains de ses homologues parce qu’il est connu pour parfaitement maîtriser la plupart des grands dossiers internationaux, souligne de son côté Igor Delanoë, directeur adjoint de l’Observatoire franco-russe, joint par France 24. Sa longévité à son poste lui permet de bénéficier d’une profondeur dans ses connaissances de ces questions. »
S’il est encore loin de battre le record d’Andreï Gromyko, resté pendant 28 ans à la tête de la diplomatie soviétique (de 1957 à 1985), il a hérité de lui le surnom de « Mr Niet », en référence aux nombreux vétos russes au Conseil de sécurité des Nations unies.
Mais contrairement à son lointain prédécesseur, Sergueï Lavrov a connu « à la fois les heures sombres de la diplomatie soviétique au moment de la chute de l’URSS puis le renouveau de la puissance russe au moment où la voix de Moscou portait beaucoup plus à l’ONU », où il a passé beaucoup de temps en tant qu’ambassadeur, rappelle Jean De Gliniasty.
« C’est un diplomate de l’école réaliste, c’est-à-dire qu’il a un regard réaliste sur ce que peuvent faire les autres puissances et ce que la Russie peut en attendre », ajoute-t-il.
Après avoir commencé sa carrière de diplomate soviétique au Sri Lanka, en 1972, non sans s‘exprimer sur place en cinghalais, langue qu’il maîtrise au même titre que l’anglais et le français, il est nommé vice-ministre des Affaires étrangères de la Fédération de Russie de 1992 à 1994 sous Boris Eltsine. Dépêché à plusieurs reprises au siège de l’ONU, à New York, il finit par être nommé comme représentant permanent de la Russie en 1994, et restera en poste pendant 10 ans.
S’il est intervenu au cours des deux dernières décennies sur des dossiers épineux pour la Russie tels que le conflit avec la Géorgie en 2008, avec l’Ukraine à partir de 2013, et l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien en 2015, c’est le conflit syrien qui lui a offert une notoriété internationale. À tel point qu’il incarne aux yeux des diplomates et des médias occidentaux l’intransigeance de Moscou qui s’est précipité au chevet du président Bachar al-Assad.
Décrit comme un négociateur lucide et redoutable, c’est lui qui propose, en septembre 2013, que les stocks d’armes chimiques de Damas, accusé à de nombreuses reprises d’avoir eu recours à cet arsenal contre la population, soient détruits ou mis sous contrôle international. Une initiative qui réussit à écarter la menace de frappes militaires contre le régime de l’allié syrien, tout en actant la célèbre reculade du président américaine Barack Obama sur « la ligne rouge », fixée sur les armes chimiques.
Une reculade qui selon de nombreux experts a encouragé le Kremlin, dès l’année suivante, à avancer sans crainte ses pions dans l’est de l’Ukraine.
Un ministre « en phase » avec son président
Fréquemment présenté dans les médias comme un grand fumeur amateur de whisky, guitariste à ses heures et adepte de rafting sur les rivières de l’Altaï, région montagneuse et frontalière de la Mongolie, loin de son image de négociateur rugueux au visage impassible, Sergueï Lavrov est une des principales figures du pouvoir en Russie. Une des rares têtes à dépasser derrière l’imposante figure présidentielle de Vladimir Poutine.
« Sergueï Lavrov est un personnage en tant que tel, marqué par une présence et un charisme certain, précise Igor Delanoë. Il jouit d’une image positive en Russie, où il fait notamment partie des trois grandes figures politiques populaires dans le pays, avec bien évidemment le président Poutine et le ministre de la Défense, Sergueï Choïgou. »
D’un point de vue idéologique, Jean de Gliniasty explique que même s’il n’est que « l’exécutant des orientations fixées par Vladimir Poutine », Sergueï Lavrov est parfaitement en phase avec son président. « Il est d’accord avec l’idée selon laquelle les Occidentaux ont abusé de leur position de force momentanée après la chute de l’URSS et adhère totalement au projet de rééquilibrage, en faveur de la Russie, de la situation stratégique issue de cet événement historique, vécu comme une humiliation à Moscou », indique-t-il.
Un sentiment teinté de nostalgie et d’amertume qui sert de moteur au pouvoir russe. Le pays cherche depuis l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine à rejouer un rôle incontournable sur une scène internationale qu’il veut multipolaire, à restaurer sa puissance militaire, et à s’affirmer dans sa zone d’influence face à l’Otan.
C’est dans ce contexte qu’au fil des années, sur le fond et la forme, le discours de Sergueï Lavrov a eu tendance à se durcir, selon Igor Delanoë. « Notamment depuis le retour au pouvoir de Vladimir Poutine en 2012, après le tournant constitué par l’intervention internationale en Libye qui a vraiment été un choc pour Moscou, décrypte-t-il. Depuis 2014, dans un contexte géopolitique marqué par la crise en Ukraine, on a pu remarquer une certaine évolution de son style avec l’adoption des codes et des éléments de langage des ‘siloviki’ comme on dit en Russie, c’est-à-dire celui de ceux qui sont en général en uniforme et qui appartiennent aux structures de force. »
Sergueï Lavrov est, poursuit Igor Delanoë, notamment l’un de ceux qui propagent le narratif d’un Occident dressé face à la Russie. Il cherche à la déstabiliser par sa politique de « changement de régime », en amalgamant l’Union européenne, l’Otan et les États-Unis, alors qu’en réalité et en pratique les Russes savent parfaitement faire la distinction.
« Alors que nous avons connu un Lavrov qui arrondissait un peu plus les angles, il lui arrive de ne plus mâcher ses mots avec des propos modérément modérés pour un diplomate, des procès d’intention, des reproches très réguliers et des mots très durs à l’égard de l’Occident et des Américains et sur le rôle prétendument destructeur des structures telles que l’Otan. »
Aux critiques contre la Russie, accusée d’ingérence dans les démocraties occidentales, comme lors de la présidentielle américaine de 2016, de tentatives d’assassinat à l’intérieur des frontières de l’UE et de piratage tous azimuts, Sergueï Lavrov n’a de cesse de pointer du doigt « les ravages » de la stratégie des États-Unis au Kosovo, en Irak et en Libye, et de dénoncer l’élargissement de l’Otan accusé de déstabiliser l’Europe.
Le 17 janvier 2020, lors de sa conférence annuelle aux ambassadeurs, il affirmait : « Le principal facteur déstabilisant reste la ligne agressive de plusieurs pays occidentaux, notamment de nos collègues américains visant à détruire l’architecture juridique internationale de sécurité, à remplacer le droit international par leur propre ‘ordre mondial’. »
Une diplomatie teintée de fermeté agrémentée de coups de gueule restés dans l’histoire, comme en fut la victime David Miliband, alors chef de la diplomatie britannique qui s’est vu asséner un « Who are you to fucking lecture me? » (« Qui êtes-vous pour me faire la leçon ? »).
Une militarisation de la politique étrangère
« Poutine écoute Lavrov, c’est certain, mais de là à dire qu’il a une influence sur le président russe, je serai plus prudent, temporise Igor Delanoë. Les décisions graves qui sont prises par Vladimir Poutine n’impliquent pas forcément la présence de son ministre des Affaires étrangères, comme par exemple lors de sa décision d’annexer la Crimée. Ce n’était pas un plan échafaudé de longue de date mais une réaction à la destitution du président ukrainien Viktor Ianoukovitch en février 2014. »
Depuis 2014, la politique étrangère russe a eu tendance à se militariser, ce qui a fatalement eu des répercussions sur la marge de manœuvre des diplomates, constate Igor Delanoë. « Dans le contexte de confrontation et de tensions très graves entre Moscou et les Occidentaux, les militaires russes ont en effet réussi à gagner en influence auprès du Kremlin, et pas seulement sur les questions internationales, ce qui rentre dans le cadre du durcissement du pouvoir depuis le conflit en Ukraine. »
Même s’ils restent très actifs sur énormément de dossiers, comme le nucléaire iranien, et mobilisés pour conserver cette capacité de discussions multi-vectorielles qu’on prête à la Russie, en général et en particulier au Moyen-Orient, les diplomates russes ont une marge de manœuvre assez réduite sur le dossier ukrainien, poursuit-il.
Et de conclure : « C’est le Kremlin, à travers l’administration présidentielle, une machine administrative qui a prise sur la politique intérieure et étrangère qui façonne en réalité beaucoup de prises de décisions, et évidement le ministère de la Défense qui sont à l’œuvre. Lorsqu’il y a plus d’une centaine de milliers de soldats russes déployés à la frontière, cela ne relève pas de Sergueï Lavrov. »
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