France World

En Côte d’Ivoire, la menace djihadiste attise les tensions communautaires

Pour ne rien manquer de l’actualité africaine, inscrivez-vous à la newsletter du Monde Afrique depuis ce lien. Chaque samedi à 6 heures, retrouvez une semaine d’actualité et de débats traitée par la rédaction du « Monde Afrique ».

Des soldats sécurisent la zone lors de la visite du premier ministre Patrick Achi à Tougbo, dans le nord-est de la Côte d’Ivoire, le 22 janvier 2022. SIA KAMBOU / AFP

Mohamed Sidibé a encore du mal à se faire une raison. Depuis près d’un demi-siècle, ce guérisseur du Burkina Faso traverse chaque année la frontière pour écouler ses produits dans les villages du septentrion ivoirien. Ici, ses poudres et décoctions se vendent bien, les affaires sont meilleures qu’au pays. Mais depuis sa récente mésaventure, il ne se sent plus le bienvenu sur ces terres qu’il connaît pourtant si bien.

Un matin de juillet 2021, en pleine fête de la Tabaski (nom donné à l’Aïd-el-Kébir en Afrique de l’Ouest), M. Sidibé a été interpellé par des militaires dans le village de Bolé, dans l’extrême nord-est de la Côte d’Ivoire. Interrogé sur l’attaque survenue le 7 juin à Tougbo, à quelques kilomètres de là, dans laquelle un militaire ivoirien a perdu la vie, puis envoyé dans les prisons des villes de Kong et de Korhogo, il a fini par être libéré trois mois plus tard sans avoir vu de juge ni récupéré ses papiers d’identité. Son seul tort, dit-il, est d’appartenir à la communauté peule. « A leurs yeux, nous sommes tous des terroristes, lâche-t-il. Je n’ai pas envie de partir, mais je n’ai plus vraiment le choix. »

Depuis dix-huit mois, le nord-est ivoirien est en état d’alerte. La région est en proie à des attaques non revendiquées, attribuées par les autorités ivoiriennes et les experts en sécurité à des groupes djihadistes sahéliens, notamment des membres de la katiba Macina. Cette entité affiliée au Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM) est dirigée par Amadou Koufa, un chef djihadiste malien issu de la communauté peule.

Surpris par l’ampleur de la première attaque dans le village de Kafolo, à la frontière avec le Burkina Faso, où quatorze militaires ont été tués le 10 juin 2020, les services de défense et de sécurité ivoiriens se sont réorganisés. Depuis quelques mois, la région connaît une certaine accalmie, même si des accrochages sont encore signalés.

« La méfiance s’est installée »

Mais derrière ce calme relatif, une autre menace guette. Celle d’une montée des tensions communautaires dans cette zone frontalière du Burkina Faso et du Ghana où cohabitent Malinké, Lobi, Koulango, Mossi et Peuls. Régulièrement, des dissensions entre éleveurs – majoritairement peuls – et planteurs surviennent au sujet de l’accès à l’eau ou de plantations détruites par le bétail. Celles-ci se sont accrues avec le ralliement de jeunes Peuls aux groupes armés djihadistes qui cherchent à s’implanter dans la région.

« La méfiance s’est installée entre les communautés », explique Hamidou, un éleveur peul d’une vingtaine d’années. Lui a été arrêté après avoir été dénoncé par « des gens de [son] village » mais sans qu’une raison ait été avancée, précise-t-il. L’enquête n’ayant rien révélé de suspect, il a été libéré au bout de deux mois. Des témoignages comme le sien, Le Monde Afrique a pu en recueillir une dizaine auprès de Peuls (uniquement des hommes) vivant dans le nord-est ivoirien. Tous confient avoir été interpellés à la suite d’une dénonciation. « J’ai plus peur des populations que des forces de sécurité », confie l’un d’eux.

Pourtant, les plus jeunes ont vécu toute leur vie dans ces villages où, aujourd’hui, leur présence semble déranger. D’autres, généralement nés au Burkina Faso ou au Mali, se sont installés après avoir emprunté durant des années les couloirs de transhumance qui traversent la Côte d’Ivoire pour faire paître leur bétail. Qu’ils soient nés ici ou ailleurs, rares sont ceux qui possèdent la nationalité ivoirienne.

La non-résolution des conflits locaux est un « très grand risque », insiste William Assanvo, chercheur à l’Institut d’études de sécurité (ISS, basé à Dakar), rappelant que cette même dynamique a contribué au basculement d’autres pays du Sahel. « Le nord de la Côte d’Ivoire connaît les mêmes vulnérabilités que celles qu’on a pu observer au Burkina Faso et au Mali, met-il en garde. Il s’agit d’ailleurs d’une vulnérabilité transfrontalière. »

Surveillés « comme le lait sur le feu »

Les autorités ivoiriennes, elles, se défendent de mettre une communauté à l’index. Pourtant, en privé, de nombreux responsables de la région tiennent des propos hostiles à l’égard des Peuls. Selon leur analyse, le phénomène récent du djihadisme en Côte d’Ivoire n’est pas endogène mais importé de l’étranger, notamment du Burkina Faso.

L’arrestation et le renvoi des étrangers – notamment des Peuls, perçus comme tels – sont présentés comme une réponse à l’expansion djihadiste. « On les surveille comme le lait sur le feu », glisse un notable de la région. « On les cible, admet un autre, car ce sont eux qui causent du tort aux populations locales en volant le bétail, en jouant aux coupeurs de route et, plus récemment, en devenant djihadistes. »

Cette défiance se transmet aux populations. Dans le petit village de Mapina, il a un temps été envisagé de « chasser tous les Peuls, y compris ceux qui vivent avec nous depuis toujours », indique l’un des chefs de la bourgade. Après négociation, un accord a finalement été trouvé : les Peuls ont pu rester, à condition de ne jamais héberger qui que ce soit d’étranger « tant que les troubles n’auront pas cessé ».

Certains ont tout de même décidé de plier bagage. Ailleurs aussi. Après chaque attaque djihadiste dans la zone, flairant le risque de représailles, des Peuls ont quitté leurs maisons. Un comportement jugé suspect par une partie des populations locales, qui croient lire dans ces départs soudains la preuve d’une complicité avec les groupes armés. « Ils ont habité avec nous pendant des années et ils sont partis du jour au lendemain, c’est donc qu’ils avaient quelque chose à se reprocher », explique le doyen d’un de ces villages.

Malgré ce climat de suspicion, le vivre-ensemble finit parfois par l’emporter. Ici, un chef de village malinké est allé se porter garant auprès des autorités afin que les dix Peuls de son village soient libérés. Là, une cagnotte villageoise a permis d’envoyer de l’argent et de la nourriture aux voisins emprisonnés.

Rendements agricoles en baisse

Mais les tensions identitaires s’avivent à mesure que la situation économique se détériore. Ces derniers mois, par peur des groupes armés cachés en brousse, de nombreux cultivateurs ont abandonné leurs champs ou n’y vont plus qu’en groupe, deux à trois heures par jour uniquement. Les rendements agricoles sont en baisse. « Le village était pauvre avant, mais aujourd’hui comme plus personne ne va aux champs, nous sommes encore plus pauvres », explique un homme âgé à Bolé, qui préfère taire son nom.

Longtemps marginalisé, le nord-est fait désormais l’objet d’une attention grandissante des autorités ivoiriennes et des bailleurs de fonds. Le 22 janvier, le premier ministre Patrick Achi s’est rendu dans la région, accompagné d’une dizaine de ministres et de l’état-major des armées. Face aux chefs traditionnels, il a annoncé un vaste plan d’aides sociales à hauteur de 8,6 milliards de francs CFA (13,1 millions d’euros). « L’oisiveté pousse certains jeunes gagnés par le désespoir, attirés par le mirage des guerres faciles, à des actes de déstabilisation », a déclaré le premier ministre à l’occasion de ce déplacement au cours duquel des vivres ont été distribués aux populations.

Et il y a urgence, car le nombre de bouches à nourrir augmente. Fuyant les exactions commises par les groupes djihadistes dans le sud-ouest du Burkina Faso, près de 7 000 personnes ont traversé la frontière depuis mai 2021. Pour l’instant, ces réfugiés burkinabés sont accueillis au sein des communautés, notamment dans la petite ville de Tougbo. « Pour nous, l’hospitalité est importante, les étrangers sont nos frères, glisse Ibrahim Diomandé, un commerçant local. Il ne faut pas que cela change à cause des difficultés que nous traversons. » Un rappel des valeurs qui sonne comme un avertissement.

Source

L’article En Côte d’Ivoire, la menace djihadiste attise les tensions communautaires est apparu en premier sur zimo news.