Publié le : 07/02/2022 – 19:14
Seconde Guerre mondiale, Rus’ de Kiev médiévale, passé commun avec l’Ukraine… Depuis plusieurs années, le régime de Vladimir Poutine utilise l’Histoire pour bâillonner les voix dissidentes et justifier sa politique militaire, notamment vis-à-vis de l’Ukraine. En Russie plus qu’ailleurs, Histoire rime avec pouvoir.
Alors que les tensions entre la Russie, l’Otan et l’Union européenne ont atteint ces dernières semaines un niveau inégalé depuis la fin de la Guerre froide, la crise ukrainienne se traduit également par une réécriture de l’Histoire, érigée par Vladimir Poutine en outil de gouvernement.
Plusieurs lois mémorielles ont ainsi été adoptées par la Russie en vingt ans. Focalisées sur la Seconde Guerre mondiale, appelée « Grande Guerre Patriotique » dans le pays, elles permettent de bâillonner les historiens et les journalistes russes tout en présentant l’Ukraine comme un État faible, au passé collaborationniste et à la population divisée.
Rus’ médiévale et faiblesse de l’Ukraine
« L’historiographie officielle de la Russie nie la légitimité de l’existence de l’Ukraine comme État indépendant », pointe Alexandra Goujon, maitresse de conférences en sciences politiques à l’Université de Bourgogne, autrice de « L’Ukraine, de l’indépendance à la guerre ». « Le pays a été sous domination russe jusqu’en 1991 et la Russie conserve l’idée que les peuples slaves appartiennent à sa sphère d’influence. Tout est fait pour présenter l’Ukraine comme un État faible et instable, incapable de gérer ses divisions internes. En réécrivant l’histoire, Vladimir Poutine inverse ainsi les responsabilités : alors que c’est la Russie qui a agressé l’Ukraine, le conflit est présenté comme une guerre civile causée par la faiblesse de l’État ukrainien. »
La rhétorique n’est pas nouvelle : en 2008, déjà, Vladimir Poutine déclarait à son homologue américain, Georges W. Bush : l’Ukraine n’est « même pas un État ».
Dans un essai publié en juillet 2021, le président russe justifie l’annexion de la Crimée en faisant référence à la « Rus’ de Kiev », un proto-État qui a réuni les peuples slaves sous la tutelle de Kiev entre les milieux du IXe siècle et du XIIIe siècle. Première entité politique commune à l’Ukraine, la Russie et la Biélorussie, la Rus’ de Kiev est aussi le berceau de leur conversion à la foi orthodoxe, obtenue après le baptême du prince Vladimir Ier, en 988 à Constantinople.
La référence à cette histoire commune permet ainsi à Vladimir Poutine d’affirmer dans son essai que « la véritable souveraineté de l’Ukraine n’est possible qu’en partenariat avec la Russie. Nos liens spirituels, humains et civilisationnels se sont formés pendant des siècles. (…). Ensemble, nous avons toujours été et serons bien plus forts et plus performants. Car nous sommes un seul peuple. »
Le président russe y surnomme également l’Ukraine la « Petite Russie » et présente les Ukrainiens comme de « petits Russes », une allusion directe au nom porté par l’Ukraine lorsqu’elle appartenait à l’Empire russe, avant son intégration en 1919 dans l’Union soviétique.
Russes et Ukrainiens partagent ainsi une histoire de plusieurs siècles. En la revendiquant, Vladimir Poutine s’inscrit dans la continuité des récits historiques portés par le régime impérial puis par l’Union soviétique. Et qui permettent à la Russie de se présenter comme une nation d’avant-garde au destin exceptionnel, devant naturellement dominer dans sa sphère d’influence.
Patriotisme, orthodoxie et État fort
« Ceux qui écrivent l’histoire possèdent le présent et se projettent vers l’avenir, résume Alexandre Melnik, professeur de géopolitique à ICN Business School. Vladimir Poutine réécrit l’histoire de la « Russie éternelle » pour servir son régime. C’est ainsi qu’il justifie la mise en place d’un État fort et vertical, autoritaire, le seul à même de gouverner la Russie à ses yeux après l’ouverture des années 1990 et la déstabilisation qu’elle a entraîné, et qu’il considère comme une humiliation. Cet État fort s’appuie sur l’Église orthodoxe, qui donne une dimension spirituelle au peuple russe et sur le patriotisme construit autour de la victoire durant la Seconde Guerre mondiale. »
Chaque 9 mai, depuis dix ans, 10 à 15 millions de Russes défilent dans le pays en brandissant les photos de leurs ancêtres vétérans de la Seconde Guerre mondiale. Dans son ouvrage « Le Régiment Immortel », Galia Ackerman, historienne et essayiste spécialiste de la Russie, montre comment ces marches massives sont présentées dans les discours officiels comme une « fusion mystique » célébrant un « peuple éternel et invincible ».
« Le régime est à la recherche d’une nouvelle idée messianique et d’un nouveau pivot identitaire pour la société russe, analyse Galia Ackerman. Vladimir Poutine a fait de la victoire contre les nazis son point d’orgue : la Russie, héritière de l’Union soviétique, est présentée comme le vainqueur du ‘plus grand mal’ du XXe siècle et par conséquent comme une puissance victorieuse et invincible. »
« Blanchiment de l’histoire du XXe siècle »
Gare à ceux tentant d’écorner le mythe : pas question pour la Russie de Vladimir Poutine de reconnaître les crimes commis par Staline, père de la victoire soviétique. « On assiste au blanchiment de l’histoire du XXe siècle, déplore Galia Ackerman. Pour que la victoire soit absolue, il faut gommer toutes les taches de la période stalinienne. De nombreux sujets deviennent tabous. »
L’ONG Mémorial, fondée dans les années 1990 pour enquêter sur les crimes du stalinisme, a été dissoute en décembre 2021 et le pacte germano-soviétique gommé des manuels scolaires. De nombreux enseignants sont poussés à la démission pour manque de « moralité » : 2 000 d’entre eux auraient été jugés pour « comportement immoral » durant les cinq dernières années. D’autres sont emprisonnés après de faux procès : l’historien Iouri Dmitriev a, par exemple, été condamné à 15 ans de prison pour pédophilie en décembre 2021. Une peine dénoncée par la FIDH comme un coup monté : l’historien travaillait sur la terreur stalinienne et avait découvert des milliers d’ossements, trace d’une des exécutions orchestrées par le régime.
À l’inverse, les proches de Vladimir Poutine se découvrent des talents d’historiens, alors même qu’ils n’ont pas fait d’études dans le domaine : Sergueï Narychkine, patron des services secrets extérieurs russes, dirige depuis 2012 la Société de l’histoire de la Russie.
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