La Russie serait-elle abusivement présentée comme une puissance menaçante ? C’est ce qu’a suggéré Eric Zemmour, dimanche 23 janvier, dans « C dans l’air ». Interrogé sur son projet de faire sortir la France du commandement intégré de l’Organisation du traité de l’Atlantique-Nord (OTAN), le candidat d’extrême droite a affirmé qu’à l’instar de la Pologne en 1999, les pays de l’Est sont entrés dans l’OTAN pour bénéficier de la protection des Etats-Unis en cas d’invasion russe. Une menace qu’il juge chimérique :
« Vous croyez, vous, à une invasion de la Pologne par la Russie ? Je n’y crois pas. D’abord, dans l’Histoire, les Russes n’ont pas souvent attaqué, ça ne vous aura pas échappé. Quand ils ont pris les pays de l’Est, c’est parce qu’ils ont été attaqués par l’Allemagne. »
Pourquoi c’est plus compliqué
Un pays plus souvent attaqué
Les historiens interrogés par Le Monde le confirment : même s’il s’approprie des éléments de langage de Moscou, Eric Zemmour n’a pas tout à fait tort. Dans son histoire, la Russie a souvent été dans la position de la puissance obligée de riposter. La « guerre patriotique de 1812 », qui l’oppose à l’empire français, est une contre-offensive répondant à l’invasion napoléonienne. En 1914, c’est l’Allemagne qui déclare la guerre à la Russie tsariste. En 1941, Moscou est entraîné dans le conflit par la vaste offensive à l’Est de Hitler, qui envoie ses panzers en URSS en violation du pacte germano-soviétique de 1939.
« Dans la représentation qu’ont les Russes d’eux-mêmes, ils ne passent jamais à l’initiative militaire les premiers », résume François-Xavier Nérard, maître de conférences en histoire russe à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne. De ce point de vue, Eric Zemmour a raison d’affirmer que l’attaque nazie a été déterminante dans la stratégie d’élargissement à l’ouest : le Pacte de Varsovie, réponse du bloc communiste à la création de l’OTAN, a servi de glacis protecteur.
Nourrie du traumatisme des invasions napoléonienne et nazie, la doctrine russe est empreinte d’un sentiment de vulnérabilité qui explique la volonté de Moscou de s’entourer de territoires tampons.
Des annexions à l’ouest avant l’attaque nazie
Pour autant, contrairement à ce qu’affirme le polémiste, les offensives russes en Europe de l’Est ne peuvent être réduites à une conséquence de l’opération Barbarossa de 1941, puisque certaines avaient déjà commencé avant.
En effet, le pacte de non-agression germano-soviétique signé en 1939 prévoyait déjà l’annexion d’une partie de la Pologne. Sans même déclarer la guerre à Varsovie, l’armée rouge a lancé une offensive le 17 septembre 1939 et envahi la moitié orientale du pays. L’URSS fut également à l’origine de la guerre d’Hiver en 1939-1940, violant le pacte de non-agression envers la Finlande, puis de l’annexion des pays baltes en 1940, avec la bénédiction de l’Allemagne nazie.
Après la seconde guerre mondiale, l’URSS continue d’intervenir militairement dans les pays de l’Est pour écraser des révoltes populaires, comme à Budapest en 1956 ou à Prague en 1968. Quoique vassaux du Kremlin, il s’agissait pourtant de pays étrangers, qui en aucun cas n’avaient attaqué la Russie.
Plus récemment, lors de l’annexion de la Crimée en 2014 – puis en apportant un soutien militaire aux séparatistes du Donbass –, la Russie a encore étendu son territoire manu militari. Autant de contre-exemples à l’affirmation selon laquelle « les Russes (…) n’ont pas souvent attaqué ».
Une tradition expansionniste
Sur le temps long, la Russie a en réalité une histoire marquée par l’expansionnisme, comme le résumait en 2015 l’historien militaire Claude Franc : « La politique constamment poursuivie par la Russie a consisté, d’abord à atteindre les mers depuis Moscou, puis à s’assurer des débouchés vers les mers libres de glace durant toute l’année. Cela s’est traduit par une expansion vers le sud et vers l’est, selon quatre axes : Finlande, mer Noire, Asie centrale et Extrême-Orient. L’histoire russe s’apparente à celle d’une colonisation continue. »
En Asie centrale, la Russie s’est étendue sans jamais rencontrer d’opposition forte. « Le grand argument russe est de dire que ce n’est pas une expansion coloniale, mais naturelle, car ces territoires s’inscrivent dans une continuité géographique avec la Russie d’Europe », explique Pierre Gonneau, professeur des universités à la Sorbonne et à l’Ecole pratique des hautes études.
Sur sa partie occidentale, la Russie considère qu’elle n’attaque pas, mais qu’elle réunit. « L’Empire russe s’est constitué par conquêtes, comme tous les autres, rappelle Pierre Gonneau. Mais, à plusieurs reprises, les souverains de Moscou et Pétersbourg ont affirmé qu’ils ne faisaient que “reprendre” ce qui était à eux, c’est-à-dire les territoires de l’ancienne Rus’de Kiev. » Par le passé, cette doctrine a justifié à plusieurs reprises l’absorption de l’Ukraine, héritière de la Rus de Kiev, ainsi que le partage de la Pologne en 1795.
Une politique étrangère ambiguë
Dans sa communication, Moscou justifie ses interventions par l’appel à l’aide d’une nation alliée. Ainsi de l’invasion de l’Afghanistan en 1979, alors que le pays est déjà dirigé depuis 1978 par un régime soutenu par les Soviétiques. « Au vu des infiltrations américaines et britanniques, la décision de l’intervention a été prise », contextualise Taline Ter Minassian, professeure des universités à l’Institut national des langues et civilisations orientales et spécialiste de l’histoire de l’URSS.
Cette solidarité affichée peut aussi avoir pour ressort des partis vassaux locaux, des gouvernements fantoches ou encore des citoyens russophones à qui la citoyenneté russe a été stratégiquement accordée, comme en Ukraine dans les années 2010. Résultat, lors de l’annexion de la Crimée en 2014, quand l’Ukraine dénonçait une « invasion », Moscou présentait ses soldats en opération extérieure comme des « forces locales d’autodéfense ».
Cette rhétorique est ancienne et sujette à plaisanteries dans les anciens pays soviétiques. « Il y a une plaisanterie tchèque qui dit que les Russes sont intervenus [en Tchécoslovaquie en 1968] en expliquant avoir été appelés, mais qu’ils sont restés en attendant de savoir par qui », relate Pierre Gonneau. Aujourd’hui encore, Moscou se distingue par une politique étrangère d’une « ambiguïté caractéristique », estime François-Xavier Nérard.
Mais, nuance Taline Ter Minassian, la Russie est désormais le plus grand pays du monde : « Pourquoi voudrait-elle s’étendre davantage ? » Fin janvier, alors que les forces armées russes se pressent à la frontière ukrainienne, Vladimir Poutine a à nouveau « nié avoir des intentions offensives » et expliqué demander l’interdiction de tout élargissement futur de l’OTAN, y compris à l’Ukraine, et le retrait des pays devenus membres de l’Alliance atlantique après 1997. Une manière de réclamer le retour du glacis russe.
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