Coup de pression ou coup de poker ? Depuis la fin d’octobre 2021, le président russe, Vladimir Poutine, a massé plus de 100 000 militaires en Russie, en Biélorussie et dans la Crimée annexée à proximité des frontières de l’Ukraine, où ces troupes ont entamé une série de manœuvres. Depuis, le pays de 603 000 km2 et ses 44 millions d’habitants, déjà fracturé par l’annexion de la Crimée, en 2014 par Moscou, et la création d’enclaves prorusses dans la région du Donbass, vivent dans la crainte d’une invasion russe, présentée par Washington comme « imminente ».
En réponse, l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), dont l’Ukraine n’est pas membre, et les Etats-Unis en tête ont placé leurs forces en état d’alerte et envoyé des navires et des avions de chasse supplémentaires en renfort en Europe de l’Est. Le Pentagone a fait savoir qu’environ 8 500 soldats américains avaient été placés en état d’alerte élevée, dans l’attente d’un éventuel déploiement dans la région en cas d’attaque de la Russie contre l’Ukraine.
Entre menaces diplomatiques, escalade militaire et pourparlers, la Russie défend son droit à déployer comme elle l’entend des soldats sur son territoire, comme elle l’a déjà fait par le passé, et nie toute intention belliqueuse. Elle affirme, a contrario, voir dans la réaction de l’OTAN la preuve d’une agression.
Comment comprendre cette poussée de fièvre dans une région déjà fortement meurtrie par le passé ? Et qui détient les clés de la désescalade ?
INFOGRAPHIE « LE MONDE »
L’Ukraine, une part de l’identité russe revendiquée par Poutine
Vladimir Poutine et l’Ukraine, c’est une longue histoire. Sa position se résume de manière assez simple : Russes et Ukrainiens, tous deux héritiers de la Rous de Kiev médiévale – ancêtre des Etats slaves modernes –, sont « un seul et même peuple ».
En 2008, il s’emporte à son propos : « Mais qu’est-ce que l’Ukraine ? Même pas un Etat ! Une partie de son territoire, c’est l’Europe centrale, l’autre partie, la plus importante, c’est nous qui la lui avons donnée ! », rapportait le quotidien Kommersant. En 2021, il réitère. Dans un long article théorique publié au mois de juillet sur le site du Kremlin, il écrit : « Russes et Ukrainiens étaient une seule nation » appartenant à « un seul et même espace historique et spirituel ».
Ce n’est pas tout. Moscou accuse régulièrement les autorités ukrainiennes de chercher à « dérussifier » leur pays, en favorisant la langue ukrainienne. L’Ukraine rétorque qu’elle ne fait que corriger la russification forcée sous l’Empire russe et l’Union soviétique. L’ukrainien et le russe, qui appartiennent à la même famille des langues slaves orientales, ont de nombreuses similitudes, mais aussi des différences prononcées. La première domine dans l’Ouest et le Centre, la seconde dans l’Est et le Sud.
Après l’indépendance de l’Ukraine à l’effondrement de l’URSS, en 1991, l’ukrainien est devenu l’unique langue d’Etat. Si les Ukrainiens sont le plus souvent bilingues, l’ukrainien est considéré comme langue maternelle par 78 % de la population et le russe, par 18 %, selon un récent sondage. L’utilisation du russe a reculé en réaction à l’annexion de la Crimée par Moscou et une loi passée en 2019 impose une ukrainification de plusieurs secteurs, comme le commerce ou les services.
De la Rous de Kiev à l’indépendance de l’URSS
Ces prises de positions de M. Poutine reposent sur une lecture historique qui remonte aux racines de la Russie. La Rous de Kiev, appelée aussi Russie kiévienne, est une principauté slave orientale qui a existé du milieu du XIe siècle au milieu du XIIIe siècle, avant de se désagréger en une multitude de principautés, puis de disparaître en 1240 sous les coups de l’invasion mongole. La Rous constitue la plus ancienne entité politique commune à l’histoire des trois Etats slaves orientaux modernes que sont la Biélorussie, la Russie et l’Ukraine.
L’Ukraine elle-même est une création récente de l’histoire. Vladimir Poutine ne se prive pas de marteler qu’elle a été « créée par Lénine » lors des premières années de l’Union soviétique, façon de nier les spécificités de cette nation, ainsi présentée comme artificielle. Dans les faits, après la révolution de Février, qui met fin à l’Empire tsariste en 1917, l’Ukraine devient brièvement indépendante, avant de rejoindre l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS), entre 1922 et 1991.
Proclamée le 23 août 1991, l’indépendance de l’Ukraine est confirmée par 90,5 % des votants lors du référendum du 1er décembre 1991. Le 8 décembre 1991, la dislocation de l’URSS est actée par l’accord de Minsk, signé par les dirigeants russe, ukrainien et biélorusse.
Après la « révolution orange »
Depuis la « révolution orange » de 2004, la fuite du président Ianoukovitch en Russie et la division du pays entre l’Ouest, qui soutient le nouveau pouvoir élu démocratiquement, plus proche de l’OTAN, et l’Est du pays, où réside en majorité sa minorité russophone, l’Ukraine redevient un sujet de préoccupation majeur de la Russie et de son président.
Vladimir Poutine craint qu’elle prenne le virage de la démocratie « à l’occidentale » et s’érige en contre-modèle aux portes de la Russie. Mais la Russie voit au-delà de l’Ukraine et de son ambition de rapprochement avec l’Occident : elle souhaite que l’OTAN revienne à ses frontières d’avant 1997. Selon le projet, la Russie et les membres de l’OTAN en date de 1997 – soit avant l’élargissement vers l’Europe orientale – s’engageraient à ne pas disposer de forces sur d’autres territoires européens.
Ce conflit va se cristalliser autour de deux régions. Le Donbass, bassin minier et industriel économiquement vital pour l’Ukraine, est l’épicentre du conflit qui oppose depuis 2014 les forces de Kiev à des séparatistes prorusses appuyés par Moscou. Peuplée de russophones, la région doit en partie sa russophilie à la russification forcée et à son repeuplement après la seconde guerre mondiale, avec l’arrivée de centaines de milliers d’ouvriers russes.
La situation de la Crimée, annexée par Moscou en 2014 après une révolution pro-occidentale en Ukraine, est encore plus complexe. En Russie, cette péninsule est largement perçue comme faisant intégralement partie du pays. Sous l’URSS, des générations de Russes y ont passé leurs vacances, ce qui a contribué à développer un vif attachement pour la région.
Intégrée à l’Empire russe depuis le XVIIIe siècle, la Crimée fait ensuite partie de la Russie sous l’Union soviétique, jusqu’à son rattachement à l’Ukraine soviétique en 1954 par un décret de Nikita Khrouchtchev. Son annexion par Moscou n’est pas reconnue par la communauté internationale et l’Ukraine réclame sa rétrocession.
Sept ans d’escarmouches et de cessez-le-feu non respectés
Depuis l’automne 2014, l’est de l’Ukraine est en paix. En théorie. Un premier protocole de Minsk (5 septembre 2014) est signé, sous les auspices de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), par les représentants de l’Ukraine, de la Russie, de la République populaire de Donetsk et de la République populaire de Louhansk, pour mettre fin à la guerre en Ukraine orientale.
Quelques mois plus tard, avec les accords de Minsk 2 (février 2015), les dirigeants de l’Ukraine, de la Russie, de la France et de l’Allemagne se mettent d’accord sur des mesures concernant la guerre du Donbass : la région du Donbass (qui comprend les régions administratives de Donetsk et de Louhansk) est coupée par une ligne de cessez-le-feu, qui sépare les territoires restés sous le contrôle du gouvernement de Kiev et les républiques autoproclamées de Donetsk et Louhansk, tenues par des groupes séparatistes soutenus par Moscou. Ces accords ne sont pas respectés : une semaine après leur signature, les séparatistes prennent la ville de Debaltsevo.
Le conflit n’est pas pour autant gelé : plus de 7 000 personnes ont été tuées depuis février 2015, soit plus que les 6 000 tuées avant la signature du cessez-le-feu. Et élections après élections, les Ukrainiens votent pour des partis qui soutiennent l’accord de « partenariat » conclu le 21 mars 2014 entre l’Union européenne et Kiev, entré en vigueur le 1er septembre 2017. Ils ont choisi d’être associés à l’Europe, comme un choix en faveur de la démocratie et de la réforme économique. Volodymyr Zelensky est élu président en avril 2019. Il promet d’en finir avec cette guerre dans l’Est.
Après des années de gel diplomatique, d’escarmouches qui sont autant de coups de canif dans les accords de Minsk de 2015, l’Ukraine et la Russie se rencontrent, en décembre 2019 lors d’un sommet à Paris en présence d’Emmanuel Macron, et de la chancelière allemande, Angela Merkel. Il débouche sur un cessez-le-feu, entré en vigueur le 27 juillet 2020 et largement respecté pendant cinq mois. Jusqu’au regain de tension observé depuis le début de l’année 2021.
Affrontements dans la région du Donbass. « LE MONDE »
2021, une année de montée pression diplomatique
Depuis plus d’un an, les violations du cessez-le-feu se multiplient dans le Donbass, zone toujours tenue par les groupes séparatistes soutenus par Moscou. Au cours des trois premiers mois de 2021, 19 soldats ukrainiens sont morts, contre 49 sur toute l’année 2020. La mission d’observation de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) ne peut accéder à certaines zones. Kiev et Moscou s’accusent mutuellement de cette escalade.
Le 1er avril 2021, Ukrainiens et Américains font état de mouvements de troupes russes en Crimée et à la frontière russo-ukrainienne, près des territoires contrôlés par les séparatistes prorusses. Le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, accuse la Russie de masser ses troupes à la frontière et met en garde contre le risque de « provocations », Washington avertit Moscou, contre toute tentative d’« intimidation ».
Moscou réagit en affirmant mener des exercices militaires destinés à repousser une attaque de drones. « La Russie déplace ses forces armées sur son territoire comme elle l’entend », lance le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, ajoutant que « cela ne représente une menace pour personne et ne doit inquiéter personne ».
Quelques semaines plus tard, une partie des forces russes se retire. « Ce qui se passe ne peut pas être appelé un retrait, les troupes russes sont massivement restées en place », dénonce, lundi 17 mai, le ministre des affaires étrangères ukrainien, Dmytro Kuleba.
Le 30 octobre, des responsables américains font part de leur préoccupation dans le Washington Post face à un « nouveau renforcement » des soldats russes aux frontières est de l’Ukraine. Le quotidien américain mentionne des vidéos diffusées sur les réseaux sociaux, montrant des trains militaires russes et des convois de camions transportant d’importantes quantités de matériel militaire, dont des tanks et des missiles.
La réaction des autorités ukrainiennes, en revanche, sème la confusion. Dans un premier temps, Kiev dément. Dix jours plus tard, le discours officiel change radicalement, Kiev négociant avec ses partenaires pour obtenir des livraisons supplémentaires d’armes défensives.
Toute la question est de savoir quand et comment s’achèvera cette escalade. Les présidents français, Emmanuel Macron, et russe, Vladimir Poutine, sont convenus vendredi de la « nécessité d’une désescalade » et d’une poursuite du « dialogue » dans la crise ukrainienne, a annoncé l’Elysée. Dans la matinée, le ministre des affaires étrangères russe rappelait que la Russie ne voulait « pas de guerre », mais refusait que ses « intérêts soient grossièrement bafoués ».
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