Des franco-maghrébins de culture musulmane qui se passionnent pour l’hébreu, et des Français juifs originaires de la diaspora séfarade d’Afrique du Nord qui s’adonnent à l’apprentissage de l’arabe : telle est la situation inédite dont l’association Dalala, à Paris, se fait le théâtre. Mais en s’évertuant à apprendre la langue supposée être celle de l’autre, c’est in fine à leurs propres racines que ces enfants du Maghreb retournent.
« J’apprends l’hébreu », répète dans cette langue un petit groupe coiffé de kippas. Ce jour-là, en 2010, le rabbin avait sans doute de quoi froncer les sourcils. Que viennent faire deux « Arabes » dans la synagogue de Dijon ? « Je crois qu’on était les plus motivés de ce cours d’hébreu », se souvient Wahib dans un éclat de rire. Dix ans plus tard, il n’a jamais abandonné cette langue. Ce trentenaire d’origine algérienne la parle désormais couramment, comme son ami, Mourad, Franco-Marocain, qui explique : « L’hébreu m’a permis de saisir la richesse sémantique de l’arabe, car ces langues sont sœurs ».
Filiation linguistique, proximité historique
Tous deux dérivés d’une langue antique appelée « ouest-sémitique », l’arabe classique et l’hébreu ancien sont effectivement linguistiquement apparentés. En découlent une syntaxe, une morphologie et des conjugaisons quasiment identiques, explique Jonas Sibony, docteur en linguistique sémitique et responsable du département d’études hébraïques et juives de l’université de Strasbourg.
En Afrique du Nord, pendant près de treize siècles, les Juifs ont vécu, parlé et pensé dans une langue partagée avec leur environnement musulman : l’arabe.
Pour Benjamin Stora, historien et auteur de nombreux ouvrages sur le vécu judéo-islamique au Maghreb, cette proximité s’est brisée sous un cocktail de « déflagrations historiques » : colonisation, décolonisation, nationalisme arabe, sionisme et naissance d’Israël. Entamé de longue date, l’exode des juifs d’Afrique du Nord, les Séfarades, s’accélère brutalement entre 1948 et la guerre du Kippour en 1973.
On estime aujourd’hui qu’environ 70 % des Juifs français sont originaires de cette diaspora, qui afflue vers l’Hexagone à partir des années 1950. Jonas Sibony et Yohann Taïeb, 38 ans, agrégé d’arabe et enseignant à Sciences Po, sont tous deux fils de cet exode : nés en France de mères ashkénazes (juifs originaires d’Europe de l’Est), leurs pères sont des séfarades, respectivement originaires du Maroc et de Tunisie.
En 2019, ils fondent l’association Dalala. Sa vocation est de raviver les cultures juives d’Afrique du Nord, notamment via des cours d’arabe et d’hébreu. Contrairement à l’arabe, l’hébreu n’a été utilisé par les Juifs d’Afrique du Nord que dans un cadre religieux ou savant, concède Jonas Sibony, qui explique : « Mais il demeure pour eux une langue à laquelle ils s’identifient ».
Avec Dalala, ces deux mordus de linguistique prennent un double pari, jamais concrétisé en France. Le premier est de proposer un cours d’hébreu valorisant une connaissance préalable de l’arabe. Le second est d’enseigner l’arabe en encourageant un bagage en hébreu. Un dessein pédagogique, dont découle une situation inédite : la plupart des élèves du cours d’hébreu sont de culture musulmane maghrébine, tandis que le public intéressé par le cours d’arabe est très généralement issu de familles juives originaires d’Afrique du Nord.
« Va vers toi »
Parmi ces derniers, Anne-Marie, 50 ans, qui échange quelques mots en arabe au cours de son interview pour France 24. Un sourire illumine son visage alors qu’on décèle dans son accent les consonances dialectales d’un pays dans lequel elle naquit, mais qui lui était étranger il y a encore quelques années, l’Algérie.
En 1870, par le décret Crémieux, la France coloniale faisait des grands parents d’Anne-Marie, comme de la plupart des « indigènes israélites » d’Algérie, des citoyens français. À l’époque où grandit son père, Maurice Adad, cette communauté est déjà largement francophone. Lui, devient pourtant professeur d’arabe. Par-delà les turpitudes de la guerre d’Algérie qui éclate en 1954, il s’était comme trouvé une tierce patrie, « bien à lui », poursuit sa fille : l’arabe littéraire.
L’enfance d’Anne-Marie fut bercée par cette langue qu’elle ne comprenait pas. Parmi les souvenirs qu’elle garde de l’appartement niçois où sa famille s’établit lorsqu’elle a 12 ans, la table de la salle à manger, « toujours jonchée de livres et de copies d’arabe que corrigeait papa ». Le jour où elle lit cette langue pour la première fois, en 2019, lors d’un cours de l’institut Dalala, cette pianiste eut le sentiment de « mettre en musique une partition », qu’elle n’avait naguère jamais pu déchiffrer.
Son père se passionnait aussi pour l’hébreu : « il n’arrêtait pas de nous expliquer les parallèles entre les deux langues », raconte Anne-Marie. Aussi, lorsqu’elle découvre que Yohann enseigne l’arabe dans sa parenté avec l’hébreu, une injonction biblique lui revient dans cette langue : « leikh leikha », ou « va vers toi ».
Dans ce cours d’arabe, « je me suis sentie enfin à ma place », confie Ilana, 36 ans. Pendant plus de trois ans, cette avocate consacre à l’arabe le peu de temps libre que lui laissent ses plaidoiries quotidiennes. Ilana s’est engagée sur ce chemin pour guérir une frustration : n’avoir guère plus conversé en arabe avec son père, judéo-marocain, qu’avec sa mère, née dans une famille juive tunisoise.
En rencontrant Yohann, la jeune femme a vu son paradigme culturel se résoudre. « J’ai compris que l’on pouvait se sentir pleinement juif, et être mu parallèlement par un sentiment d’appartenance à la culture arabe », résume la jeune femme. Au point de sentir une fierté l’envahir lorsqu’au Maroc, on la prend « pour une Arabe ».
Imprégnations mutuelles
« Je ne concevais même pas de vivre mon judaïsme sans comprendre l’arabe », renchérit ainsi Ilana. Mourad est animé par une dynamique réciproque : c’est sa foi musulmane qui l’a poussé vers l’hébreu. Jusqu’à se sentir « encore plus marocain » depuis qu’il connaît les textes saints du judaïsme dans leur langue originelle : au Maroc, « une partie de notre spiritualité islamique trouve ses origines dans la culture judaïque », estime Mourad.
La perception de ce professeur d’histoire n’a rien de fantasmagorique, selon Benjamin Stora : « Les populations musulmanes marocaines ont jadis côtoyé une importante communauté juive, jusque dans les zones rurales. Tout dans ce pays, sa musique, sa gastronomie, son architecture, rappelle les Marocains au souvenir de cette minorité. Beaucoup d’entre eux vivent la disparition des juifs comme une mutilation de leur histoire nationale. »
Ainsi Khawla, Marocaine, qui comme Mourad s’est lancée dans l’hébreu voilà plusieurs années, raconte : « Dans l’artisanat, la cuisine ou les musiques qui ont bercé mon enfance au Maroc, j’ai réalisé que beaucoup de références que je pensais arabo-musulmanes étaient en réalité judéo-arabes ».
Judéophobie par défaut ?
Mais cette symbiose culturelle – vécue, racontée par les grands-parents – est souvent ignorée de sa génération, selon Khawla. Cette ingénieure, désormais grenobloise, se souvient du jour où, à l’âge de 18 ans à Meknès, au Maroc, elle fit pour la première fois la rencontre d’un jeune Marocain qui lui avait confié être juif. « J’étais remplie d’a priori », regrette la jeune fille, ajoutant « comme beaucoup de mes proches au Maroc ». L’un d’eux lui avait lancé voilà quelques années : « Puisque le propriétaire de ton appartement est juif, tu n’es pas obligée de lui payer ton loyer. »
Les Juifs continuent de quitter le Maroc « à cause de certains d’entre nous », s’indigne Khawla. « Qui s’entêterait à demeurer dans un environnement hostile ? », s’exclame-t-elle.
Lorsqu’il étudiait à Tunis, Yohann, lui, s’est résolu à faire fi d’une judéophobie « verbale », au moyen d’un questionnement simple : « Le Tunisien qui tiendrait à notre sujet les propos les plus obscènes, les maintiendrait-il en faisant la rencontre d’un juif ? »
Ilana ne juge pas « opportun » d’arborer ou évoquer sa judéité au Maroc. Mais un épisode traumatique a fini par consommer le divorce de son père avec son pays natal. De passage à Meknès en 2005, il avait vu le Marocain qui l’accompagnait se faire interpeller par une passante en ces termes : « Tu n’as pas honte de servir ces sales juifs ? ». « Je crois que ça l’a brisé, il n’est jamais retourné au Maroc depuis », explique Ilana.
Se dire musulman et mépriser les juifs relève d’une aberration théologique, estime Tareq Oubrou : le Coran comporte plus de prophètes juifs qu’ »arabes », rappelle cet imam franco-marocain installé à Bordeaux. Pourtant, dans les pays où cette communauté disparaît, « l’image du juif est parfois désormais construite de façon purement imaginaire », explique Tareq Oubrou. Comme si la judéophobie, nourrie par le conflit israélo-palestinien, était devenue pour certains une pensée par défaut.
Une jeunesse séfarade éprise d’Orient
La démarche personnelle de juifs se passionnant pour la culture nord-africaine témoigne d’une réalité historique, note Benjamin Stora. « La génération issue des communautés juives qui ont quitté la rive sud de la Méditerranée savent que leurs grands-parents parlaient arabe, appartenaient à un univers oriental, feutré, longtemps dissimulé. Fantasmé, il se rappelle à leur souvenir généalogique au travers de photos de famille, par la musicalité des liturgies des synagogues séfarades. Cette génération qui a grandi en Europe aimerait se réapproprier cet univers », explique l’historien, lui-même né dans une famille juive de Constantine, à 430 km à l’est d’Alger.
« La première génération juive arrivée en France s’y était établie dans l’optique de se franciser, le progrès étant alors, selon eux, en Occident », explique Tareq Oubrou, auteur de plusieurs publications ayant trait aux questions juives. « Mais au credo ‘le progrès est devant nous’ des premiers arrivants, les générations suivantes opposent une passion pour leurs origines. »
Ce schisme générationnel revêt un aspect paradoxal pour Ilana. Jadis frustrée de ne pas saisir les plaisanteries que s’échangent ses aînés en arabe lors de repas de famille, elle voit ces mêmes personnes s’étonner de sa démarche : « mais pourquoi tiens-tu tant à apprendre la langue de ces gens ? », lui répète-t-on.
Mais le détachement vis-à-vis de cet univers oriental serait-il le corollaire d’un attrait apaisé pour lui ? « Je me sens français avant tout », explique Yohann lors d’une interview en arabe. « De ce fait, et contrairement à mes aînés, j’appréhende les heures sombres du vécu judéo-musulman en Tunisie sans amertume. »
Comme lui, qui fut son premier professeur d’arabe, Esha, 15 ans après lui, s’efforce d’apprendre la langue qui fut celle de ces aïeux pour tenter de dépasser une fracture. Cet étudiant néerlandais, aujourd’hui parisien, est l’enfant d’une communauté éteinte. Son père est né dans une famille juive de la région de Ghayran, dans le nord-ouest libyen. Les Juifs ont dû la quitter à la fin des années 1940.
En se lançant dans l’étude de l’arabe, le jeune homme découvre dans sa famille paternelle un ressentiment à l’égard des Arabes musulmans dont il n’avait pas sondé la profondeur autrefois.
Son père lit l’arabe et le parle avec ses proches dans l’intimité. Mais comme la plupart des judéo-maghrébins rencontrés ici, Esha a grandi dans une famille qui cache son arabophonie comme une blessure. « Ils ont peur qu’on les prenne pour des Arabes », explique-t-il.
« Quel drame que le départ des juifs du monde arabe », soupire Tareq Oubrou, l’imam bordelais. Sa propre fille apprend l’hébreu. « Quelle fierté, ajoute-t-il, c’est la langue dans laquelle Dieu s’adressa à Moïse. » Entre les communautés humaines, on ne peut pas imposer l’amour, car l’amour se nourrit d’objets tangibles, philosophe le théologien. « Comme la langue arabe, comme son intime proximité avec l’hébreu : ressuscitons d’abord cette richesse partagée. Essayons, ne serait-ce qu’en France. » L’imam marque une pause, avant de conclure : « L’amitié nous gagnera peut-être ensuite. »
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