L’Ukraine multiplie ces derniers jours les critiques à l’égard de Berlin, accusée de ne pas en faire suffisamment pour soutenir Kiev face à Moscou. En réalité, l’Allemagne s’est montrée très maladroite depuis le début de la crise est, pour certains analystes, est en train de devenir le maillon faible de l’Otan dans cette crise.
« Je suis sans voix ». Le maire de Kiev, Vitali Klitschko, ne cache pas sa colère. « Qu’est-ce qu’ils vont nous envoyer après, des oreillers ?? », a déclaré au magazine allemand Bild cet ancien boxeur poids lourds, mercredi 26 janvier, après l’annonce par Berlin de l’envoi de 5 000 casques pour les soldats ukrainiens.
C’est trop peu, trop tard, et déconnecté de la réalité, suggère l’édile ukrainien qui, comme le reste du pays, fait face à la menace grandissante d’une invasion russe. Kiev sollicite depuis des semaines un soutien militaire plus important de la part des pays de l’Otan.
Pas d’armes allemandes pour l’Ukraine
Et, alors que les États-Unis et le Royaume-Uni ont accepté de fournir des armes défensives – essentiellement des équipements anti-chars – l’Allemagne a traîné des pieds. Pire, Annalena Baerbock, la ministre écologiste des Affaires étrangères, avait suscité l’ire ukrainienne en écartant officiellement cette option lors de son déplacement à Kiev, le 17 janvier.
L’Ukraine avait dû avaler une autre couleuvre quelques jours plus tard, lorsque Berlin avait même bloqué une livraison d’armes en provenance d’Estonie au motif qu’elles avaient été fabriquées en Allemagne…
Pas étonnant dans ce contexte que les quelques casques que Berlin a finalement accepté de mettre dans son vin pacifiste n’ont pas convaincu Vitali Klitschko de l’engagement germanique à soutenir l’Ukraine.
Même en dehors de l’Ukraine, de plus en plus de voix s’élèvent pour déplorer la valse hésitation de la diplomatie allemande depuis le début de la crise. « L’Allemagne est devenue le maillon faible de la ligne de défense de l’Otan », assure ainsi une tribune publiée dans le Washington Post. « C’est un discours qu’on entend de plus en plus souvent aux États-Unis », regrette Markus Ziener, spécialiste des relations transatlantiques au German Marshall Fund, contacté par France 24.
En Allemagne aussi, ces errements diplomatiques ont hérissé le poil d’une partie des experts des questions de sécurité. Près de 70 d’entre eux ont publié une lettre ouverte dans le magazine Die Zeit, appelant le gouvernement allemand à changer en urgence sa politique à l’égard de Moscou. « C’est clair que l’on donne un spectacle politique chaotique », reconnaît Stefan Meister, spécialiste des relations entre l’Union européenne et la Russie au Conseil allemand des relations étrangères qui n’a pas signé la lettre ouverte, contacté par France 24.
Des raisons politiques et historiques
Très critiquée jusqu’à l’autre côté de l’Atlantique, la position allemande n’en est pas moins attendue. D’abord, à cause du contexte politique interne. « La coalition au pouvoir – formée des sociaux-démocrates du SPD, des écologistes des Verts et des Libéraux du FDP – est encore assez jeune. C’était leur premier grand test diplomatique, et les hésitations ont traduit, avant tout, un problème de distribution des tâches entre le chancelier Olaf Scholz et sa ministre des Affaires étrangères », souligne Julia Friedrich, spécialiste des questions de sécurité entre la Russie et l’Ukraine au Global Public Policy Institute, un centre de recherche basé à Berlin, contactée par France 24.
Le dossier russe a, en outre, toujours été une pomme de discorde entre les deux principaux partis du nouveau gouvernement. « Il y a une fraction importante du SPD qui milite depuis toujours pour que l’Allemagne adopte une approche respectueuse dans ses relations avec Moscou », rappelle Markus Ziener, du German Marshall Fund. Comprendre : conciliante ? C’était, entre autres, la ligne « Schröder », du nom de l’ancien chancelier allemand Gerhard Schröder (1990-1998), qui après sa carrière politique a trouvé un point de chute au sein de Gazprom, le géant russe de l’énergie. Quant aux « Verts » allemands, « l’aile pacifiste y est toujours très forte », assure Markus Ziener.
Le monde politique allemand – toutes tendances confondues – est en outre attaché à l’idée du « Wandel durch Handel » (le changement grâce au commerce), censé pousser les régimes autoritaires à devenir plus ouverts au monde via les échanges commerciaux. « Une partie du SPD a cru et croit toujours que l’interdépendance économique avec la Russie permettra d’éviter l’accroissement des tensions militaires entre Moscou et l’Occident », rappelle Stefan Meister.
À cela s’ajoute une dimension de culpabilité historique que Berlin met en avant pour justifier depuis longtemps une diplomatie accommodante envers Moscou. « Comme l’Allemagne s’est rendue coupable d’énormes dommages infligés à la Russie et sa population durant la Seconde Guerre mondiale, elle estime aujourd’hui qu’il ne faut plus que des armes allemandes soient utilisées dans un conflit contre la Russie », résume Markus Ziener.
C’est pourquoi « cela fait, en vérité, longtemps que l’Allemagne a une voix discordante au sein de l’Otan dès qu’il s’agit de la Russie », reconnaît Julia Friedrich. Mais avec tous les regards tournés vers l’Ukraine cette fois-ci, cette différence éclate vraiment au grand jour.
En outre, cette fois-ci l’argument historique est moins efficace. « L’Ukraine n’aura pas de mal à rappeler qu’elle a été occupée par l’Allemagne durant la deuxième guerre mondiale et a subi son joug et qu’elle mériterait donc, au nom de cette histoire, un soutien allemand », note l’experte du Global Public Policy Institute.
Une diplomatie lourde de conséquences
Même sans évoquer de soutien militaire, l’Allemagne, en tant que premier partenaire commercial européen de la Russie, a des moyens de pression pour ramener Moscou sur le chemin de la désescalade. « Sa meilleure arme serait de mettre un terme au controversé projet de gazoduc Nord Stream 2 », assure Markus Ziener. Berlin a commencé à utiliser ce levier, jeudi, en indiquant que les sanctions en préparation du côté des Occidentaux en cas d’intervention russe en Ukraine viseront ledit gazoduc.
Cette réticence jusque là à se montrer plus ferme envers Moscou risque d’avoir des conséquences très concrètes pour l’Ukraine. « Le fait de ne pas envoyer d’armes à Kiev afin, officiellement, de ne pas envenimer la situation, a, en réalité, l’effet inverse car cela renforce l’impression de faiblesse militaire de l’Ukraine, ce qui risque de renforcer la détermination russe de lancer une offensive », estime Dumitru Minzarari, spécialiste des conflits en Europe de l’Est à l’Institut allemand des Affaires internationales, contacté par France 24.
C’est aussi un « coup grave porté à la crédibilité de l’Allemagne sur la scène internationale », note Stefan Meister. Jusqu’à présent, c’était Berlin qui menait la barque diplomatique européenne face à la Russie, mais dorénavant « il y a une sorte de vide à la tête de l’effort diplomatique de l’Union européenne », estime Julia Friedrich.
En d’autres termes, il n’y a « actuellement pas d’alternative à l’approche américaine de la crise », regrette Stefan Meister. Pour lui, ce n’est pas encore trop grave, car il y a un adulte à la Maison Blanche en la personne de Joe Biden. Mais, ajoute-t-il, « imaginez que face à Poutine, il y ait quelqu’un comme Donald Trump et aucun leadership européen. Cela fait froid dans le dos ».
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