Dans la pénombre, Robert Tomlinson cueille des tiges de rhubarbe dite « forcée », à la lumière de la bougie. Depuis quatre générations, sa famille perpétue cette tradition dans le nord de l’Angleterre, malgré des menaces comme le réchauffement climatique.
Dans le hangar de la ferme familiale à Pudsey, près de Leeds, des centaines de plants d’un rose vif se dressent vers le plafond.
La température est d’environ 14 degrés et l’obscurité quasi totale.
Seul le craquement des pétioles (tiges) prélevés d’un geste expert et le vrombissement intermittent du chauffage viennent perturber le calme quasi religieux.
Avec cette douceur de l’air, « on leur fait croire que c’est le printemps » raconte Robert Tomlinson, 41 ans, slalomant entre ses plants de rhubarbe forcée qui bénéficient d’une appellation d’origine protégée (AOP).
Des plants de rhubarbe forcée poussent dans une obscurité quasi totale, sous abri, dans la ferme de Robert Tomlinson à Pudsey, dans le nord de l’Angleterre, le 13 janvier 2022 (AFP – OLI SCARFF)
L’obscurité a elle aussi une explication: « Comme il n’y a pas de lumière, la plante ne peut produire de chlorophylle et le sucre va dans la tige plutôt que dans la feuille donc vous avez des tiges plus tendres, plus sucrées ».
Autre avantage: la rhubarbe forcée se récolte en hiver, à un moment où il y a peu de fruits et légumes frais.
Dans les étals, elle sera vendue plus cher que sa cousine poussée en plein air, qui ne sera pas cueillie avant le mois de mai.
Avant de passer quelques semaines à l’abri, la rhubarbe forcée est restée deux ans en plein champ.
Des tiges de rhubarbe forcée, cultivée sous abri et récoltée en hiver, dans la ferme familiale de Robert Tomlinson à Pudsey, en Angleterre (AFP – OLI SCARFF)
Une fois à l’intérieur, les tiges grandissent en quelques semaines.
« On les entend littéralement pousser, ça fait comme des +pops+ », décrit Robert Tomlinson, qui habite un coin du Yorkshire surnommé le « triangle de la rhubarbe » en raison de la concentration des producteurs.
– Redécouverte –
Son arrière-grand-père a commencé à faire pousser cette plante originaire d’Asie et de Russie à la fin des années 1880. Jusqu’aux années 1960, son goût acidulé était prisé des Britanniques. Puis elle est passée de mode et face à une faible demande, de nombreux producteurs ont jeté l’éponge.
Des tiges de rhubarbe forcée non conformes aux standards, laissés au bord d’un champ de la ferme de Robert Tomlinson à Pudsey, dans le nord de l’Angleterre le 13 janvier 2022 (AFP – OLI SCARFF)
Autrefois plus de 200, ils ne sont désormais plus qu’une dizaine.
Mais ces dernières années, des chefs ont redécouvert ce produit comme Tom Cenci, qui supervise l’approvisionnement à 26 Grains et Stoney street, deux restaurants londoniens.
« Le nombre de recettes est infini », décrit-il avant de faire revenir quelques morceaux dans le jus d’une orange, ajoutant du sucre et un peu de gingembre.
« Elle a un goût légèrement plus sucré » que la rhubarbe poussée en plein air qui peut être plus « filandreuse » compare ce chef. Il n’hésite pas à la marier avec du poisson ou du canard.
La rhubarbe forcée se décline aussi en boissons, du soda aromatisé au gin en passant par le vin effervescent ou le sirop.
Ce regain d’intérêt a permis à Robert Tomlinson de traverser la pandémie sans trop de dommages, malgré la fermeture un temps des restaurants.
Après l’avoir stockée dans des paquets rouge et jaune tamponnés du mot « Harbinger » (la variété cultivée), il envoie sa production « partout dans le pays » mais aussi à « Paris, Berlin, Zurich et même à New York », énumère le cultivateur avec fierté.
Si la demande a grimpé ces dernières années, le Brexit complique cependant ses exportations vers l’Europe, désormais plus chères.
La production demande par ailleurs « beaucoup de travail » et c’est « difficile de trouver des gens pour le faire », confie-t-il tout en empaquetant des tiges aidé seulement de son épouse Paula. Le weekend, leurs deux enfants de 13 et 14 ans leur donnent un coup de main.
La rhubarbe forcée de Robert Tomlinson, contrôlée puis empaquetée, dans sa ferme de Pudsey, le 13 janvier 2022 dans le nord de l’Angleterre (AFP – OLI SCARFF)
Autre défi: le réchauffement climatique, cause d’hivers plus doux.
« Jadis, la saison commençait bien plus tôt qu’aujourd’hui. Le changement climatique l’a un peu décalé », explique Robert Tomlinson. C’est un problème « parce que (les plantes) ont besoin d’une période de froid à l’automne pour regagner en énergie avant que nous les mettions à l’abri ».
Malgré ces aléas, le procédé reste le même depuis l’époque de son arrière-grand-père: « La manière de cultiver est quasi inchangée par rapport à cette époque car il n’y a pas d’autres façons de le faire. Donc je continuerai à cueillir à la lumière de la bougie, à la main ».
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