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Marche blanche contre les violences faites aux femmes, à Dakar, le 19 décembre 2021. CARMEN ABD ALI / AFP
En Afrique, un tiers des femmes sont victimes de violences domestiques ou sexuelles dans leur vie d’après un récent rapport de l’OCDE. Malgré des avancées en matière de participation à la vie politique, les femmes africaines subissent toujours « les niveaux de pratiques discriminatoires les plus élevés dans le monde ».
Les féministes africaines se sont pourtant remobilisées ces dernières années, portées notamment par la vague #metoo. Ainsi, en Côte d’Ivoire, en septembre, elles ont obtenu la condamnation d’un animateur qui avait fait l’apologie du viol à la télévision. Au Sénégal, des militantes se sont rassemblées sous le hashtag #JusticePourLouise, suite au viol présumé d’une lycéenne. Il y eut aussi l’affaire Adji Sarr, du nom de cette employée d’un salon de massage qui avait accusé de viol l’opposant politique Ousmane Sonko. La jeune femme avait reçu pour seul soutien celui des féministes face à une opinion sénégalaise convaincue de sa culpabilité.
Où en est aujourd’hui la lutte féministe en Afrique francophone ? Quelles sont les racines de la violence à l’égard des femmes dans cette partie du continent ? Fatou Sow, sociologue féministe, a été enseignante chercheuse au CNRS, à l’université Paris-Diderot et à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar (Sénégal), décrypte la condition des femmes africaines et les combats à venir.
Vous avez été l’une des premières Sénégalaises à accéder à l’université dans les années 1960 et vous êtes une militante de longue date. Comment analysez-vous les mobilisations des féministes africaines face aux violences sexuelles survenues ces derniers mois ?
Fatou Sow Ces affaires démontrent que les tabous concernant le traitement discriminatoire des femmes dans les sociétés africaines sont en train de tomber. La parole se libère progressivement grâce aux réseaux sociaux. Il y a indubitablement de plus en plus de jeunes Africaines qui sont conscientes du droit à disposer de leur corps.
Cependant, il est à noter que malgré cette évolution positive, globalement en Afrique, la parole des femmes demeure cadenassée par le contrôle social. Au Sénégal, ce verrouillage se maintient solidement grâce aux valeurs têtues que sont l’honneur (jom), la pudeur (sutura) et la patience (muñ).
Ces mobilisations s’inscrivent dans un cadre plus large, celui du mouvement #metoo qui a redonné de la vigueur aux mouvements féministes dans une grande partie du monde occidental. Quelle a été sa résonance en Afrique ?
Quelques mois après l’éclosion de #metoo, des hashtags dénonçant les violences sexuelles sont apparus sur les réseaux sociaux dans plusieurs langues du continent – notamment en wolof, en lingala, en arabe. Mais à mon grand étonnement, #metoo a d’abord suscité des réactions agacées chez une frange des féministes africaines.
Quand la presse internationale s’est tournée vers elles pour leur demander ce qu’elles pensaient de l’affaire Weinstein [du nom du producteur de cinéma américain Harvey Weinstein accusé de viol et agression sexuelle], certaines ont répondu ne pas se sentir concernées ! Cela ne signifiait pas qu’elles refusaient de reconnaître la persistance de violences sexuelles et sexistes en Afrique. Seulement, elles s’indignaient qu’on leur demande leur avis comme pour mesurer leur degré d’activisme, sans s’intéresser à leurs propres combats.
#metoo n’a pas été un tournant, mais une étape dans la longue histoire des batailles féministes africaines. Depuis trois décennies, les militantes n’ont eu de cesse de remettre en cause la mainmise des pères, des frères, des maris, des intellectuels et des politiques, sur leurs corps et leurs activités.
En 1985, lors de la Conférence mondiale des femmes de Nairobi, puis en 1995 à Pékin, elles ont dénoncé le viol, l’inceste ou la pédocriminalité, au même titre que les mutilations génitales féminines, le gavage des fillettes, les mariages forcés et précoces… Et bien avant cela, les Africaines ont joué un rôle décisif dans les luttes pour l’indépendance en s’opposant au pouvoir colonial. Mais leurs homologues masculins ont par la suite choisi de les priver des fruits de la victoire.
Comment le militantisme féministe est-il perçu en Afrique subsaharienne aujourd’hui ?
En général, c’est un engagement qui demeure difficile sur le continent. Ici au Sénégal, la presse accuse régulièrement les féministes d’avoir importé des idées étrangères, donc illégitimes. Le féminisme serait un sujet de Blanches, incompatible avec les valeurs culturelles africaines… Cela n’a pas découragé les activistes sénégalaises qui ont remporté des victoires remarquables, comme la criminalisation, en 2020, de la pédophilie et du viol qui était jusque-là jugée comme de simples délits.
Vous êtes l’une des rares féministes à questionner la mise en avant de la figure de la mère en Afrique. Estimez-vous que la maternité soit un frein à la libération des femmes africaines ?
La maternité n’est pas un obstacle à la libération des femmes africaines, ni d’aucune femme dans le monde. Le frein, c’est la sacralisation de la maternité et le contrôle du corps des femmes qu’elle implique. En Afrique, la maternité demeure ce qui définit socialement, culturellement et religieusement la femme.
Notons que le désir d’enfant, qui peut être naturel, est aussi une construction culturelle. Au fond, dans beaucoup de cultures africaines, on ne devient vraiment femme qu’en devenant mère. Ce qui me trouble, c’est que peu de femmes remettent ce postulat en question. Cela illustre le fait que, nous, Africaines, demeurons dressées à procréer. Il est urgent de se demander à qui appartiennent nos corps.
On estime que dans trente ans, la population africaine comptera près de 2,4 milliards d’individus. Quand, en 2017, lors du sommet du G20, Emmanuel Macron déclarait que faire sept ou huit enfants par femme « était un frein au développement de l’Afrique », cela a indigné les intellectuels africains et certaines féministes françaises. Mais personne n’a demandé leur avis aux Africaines. N’ont-elles pas d’autres aspirations que d’être uniquement mères ? Ne pourraient-elles pas poursuivre leurs études ? Aller sur la Lune ?
Les féministes de l’ancienne génération ne se sont pas posé ces questions. Leur combat a été avant tout de permettre aux femmes de sortir vivantes de la maternité, en améliorant l’accès aux soins et à la contraception. Mais l’Afrique subsaharienne a encore le taux de mortalité maternelle le plus élevé au monde. Quant aux enfants, ils continuent de manquer cruellement d’instruction, de travail, de santé et persistent à traverser mer et désert à la recherche d’un mieux-être chimérique.
Comment porter une critique efficace de la maternité dans des sociétés où les discours traditionalistes en font un marqueur fort des valeurs africaines ?
Les féministes africaines font effectivement face à un écueil majeur : les inégalités de genre sont justifiées et acceptées comme des normes sociales conformes aux valeurs ancestrales. Cet argument est évidemment un leurre, car les valeurs sont mouvantes, elles changent, se réinventent en fonction des générations, des époques, des transformations qui surviennent dans le monde.
Seulement, les hommes africains n’ont pas intérêt à ce que la fécondité baisse. Leur reconnaissance sociale passe très souvent par une descendance nombreuse, donc par le corps des femmes. Ils observent ce qui se passe en Occident, où les femmes, en contrôlant leur sexualité et leur fécondité, ont gagné en liberté et en égalité. Au détriment des hommes, pensent-ils.
Ce conservatisme social se nourrit aujourd’hui de la montée des fondamentalismes chrétiens et musulmans dans plusieurs pays africains…
Oui et c’est l’un des plus grands dangers pour les droits des femmes africaines, quelle que soit la religion concernée. On l’a vu au Mali en 2012 quand les djihadistes ont imposé le voilement et le confinement des femmes, au nom de la charia. Mais, déjà en 2011, des mouvements extrémistes musulmans avaient réussi à faire adopter au Parlement un nouveau code de la famille qui rejetait des dispositions figurant dans les conventions internationales pourtant signées par le gouvernement malien.
Même au Sénégal, qui est pourtant un Etat laïc, cette offensive fondamentaliste se renforce. Il n’y a qu’à voir la campagne que mène l’ONG religieuse Jamra contre les séries télévisées qui montrent des femmes éprises de liberté. Ce que souhaitent les fondamentalistes sénégalais, c’est l’abrogation du code de la famille hérité du président Senghor [1972] afin d’imposer les valeurs de l’islam.
L’instrumentalisation du corps des femmes par l’islam politique se propage désormais du Sénégal à la Somalie en passant par le Niger, le Soudan le Nigeria, le Burkina Faso. En Afrique centrale et australe, la même menace se profile. Les églises catholiques, protestantes et évangéliques attaquent régulièrement les femmes, en dénigrant la notion d’inégalités de genre et en perpétuant les interdits autour de la sexualité.
Quelle est la marge de manœuvre des féministes dans des pays où la religion est un élément identitaire puissant et enraciné ?
C’est une situation difficile, voire inextricable pour les militantes. Beaucoup de féministes et de femmes musulmanes, même issues de la nouvelle génération, n’osent pas dénoncer le fondamentalisme, car elles considèrent que ce serait s’attaquer au Coran ou craignent de s’en voir accusées. Pourtant, les textes sacrés – coranique, biblique – sont des textes historiques que l’on devrait pouvoir questionner et relire.
Cette limite mentale explique qu’au Sénégal, malgré la diffusion massive du voile depuis vingt ans, il n’y a pas eu de mouvement féministe énergique contre le port du voile. Beaucoup n’osent pas non plus réclamer le retrait des articles du code de la famille inspirés du droit islamique, qui légitiment la polygamie et l’inégalité des sexes devant l’héritage.
Des ministères des droits des femmes ont été créés ces dernières années dans plusieurs pays africains et des campagnes de lutte pour l’égalité des sexes ont été déployées avec l’aide des pays donateurs. Cette institutionnalisation du genre a-t-elle permis de réduire les inégalités ?
Je ne crois pas. Ces ministères n’ont pas pour objectif de dénoncer et de transformer les rapports inégaux entre les sexes, mais de maintenir un certain ordre patriarcal. Les politiques du genre tel qu’elles sont présentées par les institutions onusiennes ou africaines, ont été totalement vidées de leur caractère féministe. Toutes ces campagnes ne remettent pas en cause les dynamiques de pouvoir qui sous-tendent les relations hommes-femmes.
Plutôt que d’octroyer des microcrédits aux femmes, il faudrait leur permettre d’accéder à tous les secteurs d’activité, y compris ceux préemptés par les hommes, en les formant, en les équipant et en les finançant correctement. Au risque sinon de contribuer à marginaliser les femmes et à entretenir leur relégation sociale.
Quels sont aujourd’hui les combats prioritaires pour les féministes africaines ?
Disons d’abord que des avancées notables ont déjà été obtenues. Il est désormais admis, dans la plupart des pays, que les filles aillent à l’école, qu’elles deviennent avocates, médecins, agrégées, ingénieures… En politique, la participation des femmes s’est accrue, (avec 25 % de députées en 2020 en moyenne à l’échelle continentale contre 8 % en 2012), grâce à l’instauration de la parité même si, dans le même temps, les femmes doivent faire face à un sexisme profond.
Cependant, ces victoires ne sont pas des acquis. Prenons l’excision par exemple : l’abolition et la pénalisation des mutilations génitales, votées à la fin des années 1990 dans plusieurs Etats, suscite toujours des résistances. Au Sénégal, la famille omarienne (confrérie soufie) réclame régulièrement l’abolition de l’interdiction, au nom de l’islam. Au Mali voisin, où l’excision n’est toujours pas pénalisée, le taux de prévalence est de 89 %. Les combats prioritaires s’articulent aujourd’hui essentiellement autour de la sexualité, que ce soit l’accès à la contraception, le droit à l’avortement, la maîtrise de la fécondité.
L’autre défi pour les féministes africaines, c’est d’assurer la survie de leurs mouvements. Cela passera par un enracinement de la lutte féministe sur le continent, sans référence permanente aux questions qui taraudent les Afrodescendantes, les Afro-Américaines et les autres femmes du Nord. Nous avons nos réalités, nous avons subi les effets de la colonisation, du racisme et les contrecoups de la globalisation. Mais aussi les discriminations de sexe et de classe propres à l’Afrique contemporaine. Et les hommes africains partagent cette condition tout en étant également ceux qui nous oppressent.
L’Afrique en 2022
L’article Fatou Sow : « Nous, Africaines, demeurons dressées à procréer » est apparu en premier sur zimo news.