Partagée chaque 1er janvier depuis 218 ans par les Haïtiens pour célébrer l’indépendance de leur pays, la « soup joumou » a récemment été inscrite sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité. Une victoire après une année 2021 extrêmement difficile pour Haïti. Plus que jamais, le plat national aspire à rassembler, les Haïtiens manifestant à travers cette tradition, leur résilience et leur solidarité.
De la viande, des légumes, des pâtes, de la courge giraumon, et un goût de liberté. Deux semaines après son inscription au patrimoine mondial de l’humanité, la « soup joumou » (soupe de giraumon, en français) régale, comme chaque 1er janvier, les Haïtiens qui, ce jour, célèbrent également leur indépendance.
« On commence à préparer la soupe le 31 décembre dans l’après-midi, tout en ayant fait mariner la viande la veille, et ensuite on lance la cuisson aux alentours de 18 h », explique à France 24 Naomi Désirée-Sauvage, 36 ans, qui a préparé la traditionnelle soupe avec sa famille à Paris. La préparation nécessite une bonne organisation, dit-elle, mais c’est avant tout un grand moment de partage. « On se rejoint assez tôt pour préparer ensemble. Chacun met la main à la pâte, toutes les générations y participent. »
La soupe cuit toute la soirée, repose toute la nuit et est prête pour régaler la famille dès le lendemain, 1er janvier, à midi.
Cette année, leur soupe avait une saveur particulière, puisqu’elle est intervenue quelques semaines seulement après que le plat a été inscrit au patrimoine immatériel de l’Humanité par l’Unesco. Il s’agit de la première inscription d’Haïti sur la prestigieuse liste.
« Cette soupe représente la vie, mais aussi ce pouvoir que nous avons conquis après des années de combat », raconte quant à elle Naomie Smith, ingénieure à Port-au-Prince, interrogée par France 24. À chaque fête nationale, sa mère, Rosemène Dorséus, prépare des marmites entières de « soup joumou » pour sa famille, mais aussi ses voisins.
De quoi nourrir « une vingtaine de personnes », estime modestement cette Haïtienne de 54 ans, tandis que son autre fille, Stéphanie, étudiante de 27 ans, pense que les quantités peuvent sustenter une trentaine de convives. « Nous sommes huit dans ma famille, mais malheureusement, dans le quartier, il y a des gens qui n’ont pas les moyens de préparer la soupe donc on pense à eux », explique la jeune femme.
Vieille de plus de deux siècles, cette tradition est une manière pour les Haïtiens d’honorer leur pays et leur passé. Car l’histoire de la « soup joumou » est indissociable de celle d’Haïti.
Mélange de viande, de légumes, de pâtes et de courge giraumon, la « soup joumou » est dégustée par les Haïtiens chaque 1er janvier pour célébrer le Nouvel An et l’indépendance de leur pays. © Richard Pierrin, AFP
Le « bol de la liberté »
Le 1er janvier 1804, Haïti, ancienne colonie française de Saint-Domingue, arrache son indépendance à Napoléon.
Jusqu’ici interdite à la population noire esclave qui cultivait la courge giraumon pour préparer ce plat réservé aux maîtres blancs, la « soup joumou » fut ce jour servie en quantité à l’initiative de Claire Heureuse, épouse de Jean-Jacques Dessalines. Le premier dirigeant d’Haïti déclare alors ce mets – surnommé « bol de la liberté » –, plat national du premier peuple noir libre du monde.
« Nous mangeons cette soupe tous les 1er janvier, depuis [218] ans, un peu comme pour appeler chaque personne dans le monde, dont la liberté et la dignité sont bafouées, à se joindre à notre table pour partager la soupe, comme nous l’avons fait le 1er janvier 1804″, explique Dominique Dupuy, ambassadrice d’Haïti à l’Unesco, au média américain NPR.
Just gave my daughter the “every time you eat soup joumou you celebrating black freedom” speech. I had too. ??
— Kizzle (@mirror_monk) January 2, 2022
« Le 1er janvier, il y a une sorte de devoir civique d’en apporter à ceux qui n’en ont pas et à ceux qui ne peuvent pas le préparer eux-mêmes », poursuit l’ambassadrice, évoquant notamment les malades, les personnes âgées, les orphelins et les prisonniers. « C’est donc un vrai symbole de rassemblement, de résilience, de cohésion et de solidarité. »
Le 16 décembre dernier, lorsqu’elle reçoit la nouvelle de l’inscription de la « soup joumou » sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité, Dominique Dupuy se laisse submerger par une vive émotion. « Ce moment historique appartient à tout le peuple haïtien, lui-même porteur et gardien de ce patrimoine tissé dans son ADN », déclare-t-elle à Punchi Nilame Meegaswatte, président du Comité intergouvernemental de sauvegarde du patrimoine culturel immatériel. Cette soupe, dit-elle, est le « symbole ultime de la lutte contre l’esclavagisme, contre le colonialisme, contre le racisme ».
Bonne fête de l’indépendance! ??
Cette année,
La soupe a une saveur en plus. Je la mange avec encore plus de fierté. L’inscription de la #soupejoumou, c’est aussi la reconnaissance universelle de la victoire de nos ancêtres pour la Liberté et la Dignité.
Bonne année 2022 ❤️ pic.twitter.com/nz1YtfKBVn
— Dominique Dupuy (@DominiqueDPH) January 1, 2022
« Que tous les Haïtiens et toutes les Haïtiennes se souviennent dès aujourd’hui que leur contribution à l’histoire du monde, que leur voix et leur dignité ne pourront plus jamais être invisibilisées. »
En 2021, une « soup joumou » pour « garder la tête haute »
Cette année, la « soup joumou » prend donc une saveur particulière du fait de cette reconnaissance internationale. Mais elle est aussi la première que les Haïtiens partagent après une année 2021 exceptionnellement douloureuse.
« On reste très fiers de son histoire, de ce qu’on se transmet chaque année à travers cette soupe », affirme Naomi Désirée-Sauvage. « Mais aujourd’hui on a une grande difficulté à se représenter l’avenir du pays. »
Après l’assassinat du président Jovenel Moïse en juillet, Haïti a subi, en août, un séisme dévastateur qui a fait plus de 2 200 morts. Les troubles politiques et la pauvreté se sont intensifiés, tout comme les enlèvements crapuleux, œuvre de gangs devenus tout-puissants.
L’insécurité et l’impossibilité d’emprunter des routes gardées par des bandes armées forcent nombre d’Haïtiens à passer la nouvelle année loin de leurs proches.
« J’ai des amis à l’université dont les parents ne vivent pas à Port-au-Prince et qui ne peuvent pas les rejoindre en province, à cause de la situation sécuritaire », explique ainsi la fille de Rosemène Dorséus. « Alors je les invite ! »
La « soup joumou », un symbole de rassemblement, de cohésion et de solidarité. © Richard Pierrin, AFP
Pour que la « soup joumou » obtienne son inscription au registre de l’Unesco, la délégation haïtienne a mis les bouchées doubles, sollicitant même une accélération du traitement du dossier en août, pour pouvoir apporter – enfin – une heureuse nouvelle au peuple haïtien. Le dossier aura finalement obtenu une note parfaite.
« Cette inscription de la soup joumou, à ce sombre moment de notre parcours de peuple, à la clôture d’une année des plus éprouvantes, est un nouveau flambeau qui saura raviver nos élans solidaires et notre foi en des lendemains meilleurs », affirme Dominique Dupuy, la gorge serrée.
Et la native de Cap-Haïtien (nord) – deuxième ville du pays, endeuillée le 14 décembre dernier par l’explosion d’un camion-citerne qui a fait 90 morts –d’achever : il fallait « des mécanismes pour nous aider à garder la tête haute. »
Avec AFP
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