Publié le : 16/12/2021 – 18:34
Sur Youtube, TikTok ou Instagram, de nombreux policiers brésiliens se filment et se mettent en scène en assumant la manière forte dans leurs interventions contre le crime organisé, avec pour but affiché de gagner en notoriété. Une tendance inquiétante selon notre Observateur, qui décrit un « cercle vicieux » de la violence et une promotion des discours conservateurs au sein de la police et de la société brésilienne.
« L’équipe a vraiment la rage, on veut l’attraper ». Dans sa voiture, d’abord en vêtements civils, Carlos Alberto da Cunha, commissaire de la police civile de São Paulo, se filme en expliquant l’opération sur laquelle il travaille. La mission : arrêter Jagunço, un homme accusé d’être le chef de l’organisation mafieuse PCC (Premier commando de la capitale). « Nous pensons qu’il a plus de 50 homicides sur le dos », commente Carlos Alberto da Cunha.
Carlos Alberto da Cunha, commissaire de la police civile de São Paulo, se filme en expliquant l’opération sur laquelle il travaille dans une vidéo diffusée le 1er mai 2020 et qui cumule plus de 11 millions de vues. © Delegado da Cunha / YouTube.
L’opération est détaillée dans trois vidéos de 11, 24 et 18 minutes diffusées en mai 2020, qui cumulent 30 millions de vues. C’est le plus gros carton à ce jour de cette chaîne YouTube aux 3,6 millions d’abonnés, et qui compte des centaines de vidéos du même genre.
Pendant la phase de décision stratégique, Da Cunha, une tête-de-mort sur son gilet par balles, s’adresse à une caméra, constamment braquée sur lui : « Je vous tiens au courant de ce qu’il se passe ». Puis sur le terrain, c’est avec une caméra fixée à son épaule droite qu’il documente le moment de l’arrestation. « Tu me connais ? Tu me connais ? Qui je suis ? », demande-t-il. « Da Cunha ! », répond Jagunço. Et quand la deuxième caméra n’est pas suffisamment près, le commissaire n’hésite pas à prendre en main la réalisation : « Venez filmer ici », dit-il au moment de poser quelques questions à Jagunço, dont le visage est flouté.
Cette vidéo publiée le 2 mai 2020 est la dernière d’une série de trois épisodes sur l’arrestation d’un présumé chef de file d’une organisation mafieuse de São Paulo au Brésil. © Delegado da Cunha / YouTube.
Carlos Alberto da Cunha publie presque trois vidéos chaque semaine. Au risque que certaines de ses productions soient en réalité manipulées : c’est ce qu’ont dénoncé au journal Folha de S. Paulo en septembre 2021 plusieurs membres de la police.
Parfois encore, il se met en scène seul comme en juillet dernier avec cette photo de lui publiée sur Instagram, arme à la main, dans un quartier de São Paulo connu pour la consommation de drogues dures. Aucune opération officielle de la police n’était alors en cours. En août 2021, une enquête a été ouverte contre le commissaire pour des accusations d’enrichissement illicite entraîné par la monétisation de ses vidéos d’opérations officielles de la police.
Une enquête du média en ligne d’investigation The Intercept Brasil cite une vidéo publiée en octobre par le Youtubeur spécialiste de la police Danilo Snider et visualisée plus de 100 000 fois. Dans celle-ci, un policier civil brésilien, Marcio Kenji, revient sur une intervention en 2017 à São Paulo lors de laquelle dix hommes suspectés d’être des cambrioleur ont été tués. « Dix gars ? », demande Danilo Snider. « Dix, dix dans le sac [mortuaire] », répond avec légèreté le policier.
Dans cette vidéo du 14 octobre 2021, le Youtubeur spécialiste de la police Danilo Snider s’entretient avec un policier civil brésilien, Marcio Kenji. Ce dernier revient sur une intervention en 2017 à São Paulo lors de laquelle dix hommes suspectés de cambriolage ont été tués. © Daniel Snider / YouTube.
Une autre vidéo publiée sur la chaîne de Snider, également repérée par Intercept Brasil, s’intitule « Lequel des deux a le plus tué ? ». La conversation, entre deux membres des forces de l’ordre, semble les faire sourire. « Sergent, vous en êtes à plus de 100 ? Vous êtes passé aux trois chiffres ? », demande le premier, un soldat. « Trouve quelqu’un qui en a fait tomber plus de la moitié que ce que j’ai fait… », répond le sergent. Le ton est assumé en légende de la vidéo : « Ici, nous parlons de tout de manière détendue et amusante ».
« Ils ont un discours très conservateur autour d’une force de police combative, qui essaie de ‘sauver la patrie’ »
Pour Alexandre Pereira da Rocha, docteur en science sociales et membre du Forum brésilien de la sécurité publique (FBSP), une ONG qui documente les politiques en matière de sécurité publique et les violences commises par les forces de l’ordre, ces policiers-influenceurs contribuent à perpétuer une vision « combative » de la police, justifiant les actions violentes :
Dans le cas du Brésil, le problème que j’identifie est que ces policiers, qui utilisent les réseaux sociaux pour se promouvoir en utilisant les attributs de la police, ont un discours très conservateur. C’est-à-dire un discours autour d’une force de police combative, qui essaie de « sauver la patrie », avec des policiers qui se positionnent en héros et qui, d’une certaine manière, finissent par entretenir encore plus au sein de la société l’idée que l’activité policière doit être nécessairement violente.
Depuis les années 70/80, à travers les journaux, les magazines, la radio, la télévision, il a existé des programmes de cette nature pour faire connaître le travail de la police. Maintenant, sur les réseaux sociaux, ces influenceurs ont un impact encore plus large. Ils parlent aussi le langage d’un public plus jeune, qui va finir par incorporer ce discours.
À mon avis, le problème c’est d’utiliser les réseaux sociaux en tant que policier, pour se promouvoir avec un objectif personnel qui n’a rien à voir avec le service public. Ce qui finit par se passer, c’est que ces influenceurs migrent vers la politique, vers les médias.
En août 2021, malgré les polémiques, le commissaire Carlos Alberto da Cunha a fait savoir dans la presse son ambition de candidater aux élections législatives de 2022 avec le parti de centre droit Mouvement démocratique brésilien (MDB). Pour certains, la notoriété des réseaux sociaux a déjà porté ses fruits : à seulement 27 ans, Gabriel Luiz Monteiro de Oliveira, ancien policier militaire proche de Jair Bolsonaro, est devenu en 2020 conseiller municipal à Rio de Janeiro. Sur YouTube, sa chaîne atteint les 5,5 millions d’abonnés. Et même s’il a quitté la police militaire, le Youtubeur continue de se mettre en scène participant à des opérations.
Gabriel Monteiro dans une vidéo diffusée le 23 novembre 2021 sur Youtube. © Gabriel Monteiro / YouTube.
En 2018, les élections législatives brésiliennes avait été marquées par la montée en puissance de la « bancada da bala » [le banc des balles], un puissant lobby pro-armes qui défend une politique musclée contre la criminalité. Profitant de la vague bolsonariste, la « bancada da bala » était passée d’une trentaine à une centaine de députés. Le risque, la reproduction des mêmes discours, selon Alexandre Pereira da Rocha. Le chercheur explique que les anciens policiers élus « défendent les intérêts de leur institution » en perpétuant l’idée que les actions répressives sont le moyen de maintenir l’ordre.
La police brésilienne est considérée comme une des plus violentes au monde. En 2019, la police brésilienne a tué 6 000 personnes, soit cinq fois plus qu’aux États-Unis la même année. Selon le Forum brésilien de la sécurité publique (FBSP), en 2018, les personnes tuées par la police étaient à 75 % noires.
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En 2020, en pleine pandémie, la ville de Rio de Janeiro a connu un essor des violences policières dans ses quartiers pauvres. En moyenne, près de cinq personnes ont été tuées chaque jour par la police au cours des cinq premiers mois de l’année. De tels chiffres n’avaient pas été observés depuis 22 ans. Depuis ces quartiers, certains activistes tentent de lancer l’alerte, notamment grâce à d’autres images : celles prises par les citoyens lors des raids policiers.
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