En Ouganda, la multinationale française Total participe à la création d’un gigantesque oléoduc qui doit acheminer du pétrole jusqu’en Tanzanie. Mais depuis plusieurs années, des ONG dénoncent les violations des droits humains et les dégâts environnementaux causés par ce projet pétrolier. En France, certaines d’entre elles se sont lancées dans une bataille judiciaire contre la firme française.
C’est une première victoire sur la forme pour les ONG françaises et ougandaises engagées depuis deux ans dans une bataille judiciaire contre les activités pétrolières de Total en Ouganda. La Cour de cassation a rendu mercredi 15 décembre sa décision : elle a déclaré le tribunal judiciaire de Nanterre compétent pour juger cette première action en justice en France basée sur la loi française relative au « devoir de vigilance » des multinationales.
Dans cette procédure judiciaire, lancée en octobre 2019, ces associations accusent Total de ne pas prendre en compte les impacts sociaux et environnementaux de deux méga-projets pétroliers : un forage d’environ 400 puits de pétrole près du lac Albert en Ouganda et la construction d’un oléoduc de 1 445 km traversant ce pays et la Tanzanie voisine.
Pour attaquer Total, les ONG se sont ainsi appuyées sur la loi de 2017 « relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre ». Celle-ci oblige toute multinationale à « prévenir les atteintes graves envers les droits humains » et « l’environnement » chez leurs sous-traitants et fournisseurs étrangers, par l’intermédiaire d’un « plan de vigilance ».
« Depuis deux ans, Total essayait de faire en sorte que l’affaire soit jugée au tribunal de commerce », affirme à France 24 Juliette Renaud, responsable de campagne pour l’association de défense des droits humains et de l’environnement, les Amis de la Terre France.
Mais l’arrêt de la Cour de cassation casse la décision rendue il y a un an par la cour d’appel de Versailles, qui avait statué en faveur du tribunal de commerce. Une « victoire importante » se sont félicitées dans un communiqué les six ONG, parmi lesquelles les Amis de la Terre France, Survie, NAPE/Amis de la Terre Ouganda.
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« Dans notre cas, il ne s’agit pas d’un litige commercial. On parle de droits humains et de protection de l’environnement. Donc selon nous, cette affaire devait être jugée par le tribunal judiciaire », abonde la responsable de campagne sur la régulation des multinationales.
Après cet arrêt de la Cour de cassation, les ONG vont pouvoir se concentrer sur le fond de l’affaire, qui a lieu à des milliers de kilomètres de la France.
Un oléoduc qui traverse l’Ouganda et la Tanzanie
Depuis plusieurs années, des ONG de défense de l’environnement et des droits humains tirent la sonnette d’alarme au sujet de la création d’un gigantesque oléoduc, l’East African Crude Oil Pipe Line (EACOP), auquel participe la multinationale française TotalEnergies. Plus de 260 organisations de la société civile, dont les Amis de la Terre, se sont notamment réunies au sein du collectif STOP EACOP pour pousser les investisseurs à refuser de financer ce projet aux conséquences néfastes sur l’environnement et les populations locales.
Pour l’heure, ce chantier historique pour l’Ouganda et la Tanzanie n’en est qu’à ses débuts. En avril, les gouvernements d’Ouganda et de Tanzanie ont signé avec TotalEnergies et le géant chinois CNOOC des accords ouvrant la voie à la construction de l’oléoduc. Celui-ci permettra d’acheminer du pétrole jusqu’en Tanzanie voisine. Long de 1 443 km, il devrait traverser l’Ouganda et la Tanzanie jusqu’au port de Tanga, qui donne sur l’océan Indien.
Et selon TotalEnergies, contacté par France 24, seuls « les travaux de terrassement et de préparation des sols ont débuté » concernant la première partie de ce projet, le forage Tilenga, situé à l’ouest de l’Ouganda. Dans cette zone, la région du lac Albert, se trouveraient d’importantes ressources pétrolières, estimées à plus d’un milliard de barils, selon TotalEnergies. L’objectif est de forer et d’exploiter environ 400 puits de pétrole au cours de cet immense chantier opéré par TotalEnergies, la China National Offshore Oil Corporation (CNOOC) et la Compagnie nationale pétrolière de l’Ouganda (UNOC).
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Dans le cadre des projets Tilenga et EACOP, la multinationale TotalEnergies se présente comme un « opérateur responsable », qui agit en « en transparence sur les enjeux sociétaux et environnementaux ». Sur son site internet, la firme précise par exemple que « le tracé de l’oléoduc a été conçu pour éviter au maximum les zones d’intérêt environnemental », assurant qu’une « attention particulière a notamment été portée à la traversée des cours d’eau ». TotalEnergies écrit également « attacher la plus grande importance au respect des droits humains dans la mise en œuvre de ces projets ».
Pour Juliette Renaud, cette campagne de communication s’apparente à du « greenwashing ». « Il y a des risques de dommages irréversibles sur l’environnement si le projet se poursuit », ajoute la porte-parole. Plus de 400 puits doivent être forés dont environ 140 au cœur du parc national des Murchison Falls, une aire naturelle protégée située en bordure du lac Albert, une des sources du Nil. TotalEnergies assure, de son côté, que « le développement [du projet de Tilenga] sera restreint à un périmètre représentant moins de 1 % de la surface du parc ».
Divergences autour des émissions de CO2
« L’oléoduc va traverser un certain nombre d’écosystèmes fragiles, le bassin du lac Victoria et en Tanzanie, d’autres zones, notamment des zones humides et des écosystèmes protégés », s’inquiète Juliette Renaud, qui pointe « une grande menace sur la biodiversité et sur les ressources en eau en Ouganda et en Tanzanie ». Selon les calculs de l’ONG internationale BankTrack spécialisée dans les activités financées par les banques, « ce pétrole est susceptible d’entraîner des émissions de CO2 de plus de 33 millions de tonnes chaque année, soit nettement plus que les émissions combinées de l’Ouganda et de la Tanzanie ».
Un chiffrage réfuté par TotalEnergies, qui évalue les émissions de CO2 produites par l’ensemble du projet à « 0,8 million de tonnes de CO2 » par an pendant la durée du plateau de production (lorsque la production est stable). Peu importe les chiffres invoqués, « si on doit respecter l’Accord de Paris [qui a pour objectif de limiter la hausse des températures à 1,5 degré au-dessus des niveaux préindustriels], on ne peut développer aucun nouveau projet d’extraction d’énergie fossile, et encore moins un méga projet de cette taille », affirme Juliette Renaud.
Hormis ces risques sur l’environnement, des ONG accusent TotalEnergies de minimiser le nombre d’habitants expropriés à cause de ce chantier. Selon le collectif STOP EACOP, « environ 13 000 ménages en Ouganda et en Tanzanie, soit plus de 86 000 personnes, ont perdu ou perdront des terres à cause de l’EACOP. 4 865 autres ménages (représentant 31 716 personnes selon les chiffres fournis par Total) sont affectés par le projet Tilenga. En somme, les deux projets devraient avoir un impact direct sur les terres d’environ 118 000 individus », peut-on lire dans un document datant du 12 avril 2021.
Pour mettre en place ces infrastructures pétrolières, TotalEnergies confirme avoir mis un « programme d’acquisitions foncières » mais assure compenser ces pertes de terres. D’après des réponses de Total, envoyées par mail à France 24, « il est proposé à chaque propriétaire de maison ou de terrain [se trouvant dans la zone] de choisir entre une compensation monétaire ou une compensation en nature avec mise à disposition d’une nouvelle maison ou achat d’un terrain de surface équivalente financé par le projet », indique la firme à France 24.
« À ce jour, 80 % des accords de compensation ont été signés et [sur 5 523 PAPs, personnes touchées par le projet] environ 950 PAPs ont reçu une compensation monétaire. Il est prévu que 80 % des paiements soient effectués avant la fin de l’année 2021, le restant au premier trimestre 2022 », a ajouté, Total sur son site internet, le 26 novembre.
« Désespoir total » des personnes expropriées
En se basant sur des témoignages d’habitants, Juliette Renaud affirme que parmi les personnes expropriées, « un grand nombre d’entre elles souffrent de la faim, ne peuvent plus générer de revenus suffisants parce qu’elles dépendent de l’agriculture pour leur alimentation, n’ont plus assez d’argent pour mettre leurs enfants à l’école ou survenir à leurs besoins en termes de santé notamment ». Selon elle, « ces personnes sont dans une situation de désespoir total ».
Les habitants qui oseraient refuser de céder leurs terres ou leurs maisons ne sont pas en reste. Samedi 23 octobre, deux ONG françaises ont fustigé une volonté des autorités ougandaises de faire taire les voix qui s’opposent au projet pétrolier du groupe français TotalEnergies dans le pays. Six défenseurs ougandais de l’environnement avaient été arrêtés la veille. « Les opposants qui osent défendre leurs droits et dénoncer le projet subissent des intimidations. Par ailleurs, un grand nombre de témoignages rapportent des signatures de formulaires de cession de terres qui ont eu lieu suite à des intimidations. Il y a aussi eu une série de persécutions, d’intimidations et d’arrestations arbitraires de membres de nos associations partenaires et de leaders communautaires », explique Juliette Renaud.
Ces propos trouvent un écho avec les sanctions éditées vendredi par les États-Unis contre des responsables et des entités de huit pays « pour leur implication dans des violations flagrantes des droits humains ». Les responsables incriminés étaient issus notamment de Chine, de Biélorussie et… d’Ouganda.
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