En Tunisie, Kaïs Saïed a annoncé lundi la prolongation de la suspension du Parlement, une réforme de la Constitution avec l’organisation d’un référendum en juillet puis des élections législatives en décembre. Des décisions qui ont ulcéré l’opposition, tandis que les partisans du chef de l’État, qui a les pleins pouvoirs depuis le 25 juillet, se disent satisfaits de sa feuille de route. Décryptage.
Prise de court par le discours du président tunisien Kaïs Saïed alors qu’elle préparait la grande manifestation du 17 décembre, date anniversaire de la révolution de 2011, la classe politique a réagi de manière assez négative aux annonces du chef de l’État.
En prolongeant, lundi 13 décembre, la suspension du Parlement, qu’il avait prononcée le 25 juillet en même temps qu’il s’était octroyé le pouvoir exécutif en limogeant son Premier ministre, jusqu’à la tenue de nouvelles élections législatives le 17 décembre 2022, il a imposé son calendrier et sa feuille de route.
« Beaucoup de partis, notamment centristes et de gauche, ont mis en garde contre la dissimulation d’un projet politique à travers une feuille de route et un échéancier, indique Lilia Blaise, correspondante de France 24 à Tunis. Certains experts estiment que la Tunisie n’est plus du tout dans la phase de rupture du 25 juillet, lorsque Kaïs Saïed avait utilisé la Constitution pour prendre les pleins pouvoirs en parlant d’un péril imminent qui menaçait le pays. Aujourd’hui, ils s’accordent sur le fait qu’il n’y a plus forcément de péril, et que cette période exceptionnelle, avec une durée d’un an, jusqu’aux élections de décembre 2022, risque d’aller vers une dérive de pouvoir unipersonnel ».
La réaction du député Hichem Ajbouni. © Capture d’écran Facebook
Le député Hichem Ajbouni, issu des rangs du Courant démocrate (Attayar), a résumé avec ironie le discours de Kaïs Saïed dans une publication sur sa page Facebook, accompagnée du hashtag #FuiteEnAvant : « Je suis l’État… Je suis le président… Je suis le gouvernement… Je suis le Parlement… Je suis la justice… Je suis le peuple…Je suis l’Instance supérieure indépendante pour les élections… Je suis le prophète infaillible. Celui qui me critique ou s’oppose à moi : soit un avide, soit un menteur, un traître, un voleur, un agent ou un ignorant. »
« Le président a massacré la Constitution »
Interrogé par France 24, Sofiane Makhloufi, député et membre du bureau exécutif du Courant démocrate, qui ne peut siéger en raison de la suspension du Parlement jusqu’aux prochaines élections, conteste vigoureusement la légitimité des décisions du président tunisien.
« Nous sommes opposés à cette façon avec laquelle Kaïs Saïed essaie de s’accaparer tous les pouvoirs en Tunisie, tonne-t-il. Toutes ses annonces sont nulles et non avenues, parce que ce président a massacré la Constitution et l’a mise au congélateur, donc par conséquent il est lui-même, ainsi que toutes ses décisions, illégitimes. »
Et d’ajouter : « Il a été élu, comme nous tous, par rapport à la Constitution en vigueur, et celui qui ne la respecte pas et qui la renverse devient illégitime. »
Dans son discours à la nation, prononcé quelques jours après que les ambassadeurs des pays membres du G7 et de l’Union européenne en Tunisie ont appelé à un retour « rapide » aux institutions démocratiques, le président tunisien a également annoncé l’organisation à partir du 1er janvier d’une série de « consultations » populaires. Celles-ci doivent notamment porter sur des amendements constitutionnels et électoraux qui seront ensuite soumis à référendum le 25 juillet 2022.
« Il y a des critiques sur la faisabilité de cet échéancier, notamment autour de cette consultation nationale annoncée pour début janvier, et des interrogations sur la forme qu’elle va prendre. On parle d’une plateforme numérique, alors qu’il existe une fracture numérique dans le pays. Beaucoup de Tunisiens habitant en zone rurale n’ont pas forcément accès à des smartphones », rappelle Lilia Blaise.
Interrogé sur la question, Sofiane Makhloufi s’insurge contre cette décision. « La population pauvre, dont le président se dit le défenseur, n’a pas accès à cette technologie, donc elle ne pourra pas participer à ces consultations. Sans compter qu’au niveau de la légitimité et de la crédibilité du processus, c’est lui qui va définir la méthode et les questions et tirer les conclusions de ces consultations, et au final c’est encore lui qui organisera le référendum. Avec quel appareil ce référendum va-t-il être organisé ? Quelle crédibilité aura-t-il alors que le président à la main sur l’appareil exécutif ? »
« La priorité des Tunisiens est ailleurs, alors que les finances de l’État sont au bord du gouffre, ajoute-t-il. Alors que le pays traverse une crise économique, sociale et financière très importante, Kaïs Saïed ne va pas sur ce débat-là, préférant une question qui apparemment lui tient à cœur depuis des années, c’est-à-dire de faire une Constitution taillée à sa mesure. »
« Une suite logique »
Si les détracteurs du président enragent, il n’en reste pas moins que la démarche de Kaïs Saïed a été saluée par ses alliés et par ceux qui s’étaient réjouis de le voir mettre fin, le 25 juillet, à plusieurs mois de blocage politique à l’Assemblée, où Ennahda, le parti islamiste, détenait le plus important groupe parlementaire.
Selon l’ancien député Riadh Jaidane, maître de conférence en droit public à Nice, ces annonces sont la « suite logique » des décisions prises par le président le 25 juillet. « Il y a de la satisfaction par rapport au calendrier qui a été dévoilé, parce que l’on a réclamé une feuille de route précise par rapport aux réformes envisagées, explique-t-il à France 24. Et avec ce qui a été annoncé hier (lundi), nous avons enfin une vraie feuille de route et une date qui a été fixée pour de nouvelles élections législatives anticipées, à même de garantir aux partis d’avoir le temps nécessaire pour s’organiser. »
« D’ici là, il faudra préparer cette échéance, et c’est dans ce sens que le président a annoncé une série de réformes par rapport à la loi électorale. Elle a prouvé qu’elle est la cause de tous les malheurs de la Tunisie, de toute cette instabilité gouvernementale et des problèmes politiques », estime-t-il.
Selon Anis Arbi, un écrivain résidant à Tataouine (sud-est de la Tunisie), impliqué dans les mouvements sociaux de la région et qui se revendique de gauche, il semble qu’il n’y a pas d’autre solution pour sortir de l’impasse dans laquelle est plongé le pays. « On peut ne pas être d’accord avec ces annonces, mais c’est semble-t-il l’unique solution pour sortir de la crise, car une bonne partie des Tunisiens n’a plus aucune confiance dans la classe politique, toutes tendances confondues, tant elle a collectivement échoué à faire avancer la Tunisie et à la sortir de la corruption. »
Et de conclure : « Même s’il faut attendre pour voir quelle sera la méthode utilisée pour consulter la population et pour organiser le référendum, personnellement, je continue à croire que le président est un homme honnête. J’ai confiance en lui même si, politiquement, il lui sera difficile de s’occuper tout seul de tous les dossiers, vu les problèmes qui se sont accumulés depuis une dizaine d’années dans le pays. »
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