La crise sociale en cours en Guadeloupe et en Martinique a remis sur la table le sujet sensible de la pollution des Antilles au chlordécone. Cet insecticide très toxique, interdit depuis 1993 sur tout le territoire français, est au cœur de diverses études scientifiques qui visent à mieux comprendre ses effets nocifs sur le corps humain et les écosystèmes.
Le chlordécone a laissé des stigmates dans la population antillaise. Au plus fort de la crise qui secoue la Guadeloupe et la Martinique depuis fin novembre, cet insecticide hautement toxique pour l’homme et l’environnement a été régulièrement évoqué pour justifier la contestation sociale, voire ses violences. D’anciens ouvriers agricoles, qui y ont été exposé durant des années dans les bananeraies, estiment que le chlordécone est responsable de plusieurs pathologies, dont des cancers et des maladies neurologiques. Ce pesticide fait aujourd’hui l’objet de plusieurs recherches scientifiques visant à en savoir plus sur ses effets sur la santé et sur l’environnement.
Le chlordécone a été utilisé pour la première fois dans les bananeraies en Guadeloupe et en Martinique contre un insecte, le charançon du bananier, en 1972. Interdite en 1976 aux États-Unis, la substance a été classée cancérigène possible pour les humains par l’Organisation mondiale de la santé dès 1979. La France l’a interdite à son tour en 1990. Pourtant, une dérogation ministérielle a permis de continuer ses épandages jusqu’en 1993 aux Antilles.
L’insecticide qui a pollué les bananiers, s’est répandu dans les sols, puis dans les eaux souterraines, les rivières et le littoral marin. Les plantes sont également contaminées. On retrouve donc du chlordécone dans les pâturages des animaux. « Au moins un tiers des surfaces agricoles utiles pour la culture ou l’élevage et au moins un tiers des littoraux marins sont pollués par le chlordécone », indique à France 24 Luc Multigner, épidémiologiste et directeur de recherche à l’Inserm. La molécule se dégradant très lentement dans les sols, il est difficile de savoir combien de temps elle sera présente sous terre. Selon l’Institut de national recherche pour l’agriculture (lnrae), « sa persistance pourrait s’étendre sur un à cinq ou six siècles ».
La quasi-totalité de la population contaminée
Aujourd’hui, le chlordécone a contaminé, à des niveaux divers, plus de 90 % de la population des deux îles, selon Santé publique France et l’Inserm. « Globalement en termes de dangerosité du chlordécone, sa toxicité intrinsèque est bien connue », affirme Luc Multigner. À ce jour, 724 publications sur le chlordécone sont référencées sur la base bibliographique PubMed.
Les recherches sur les conséquences sanitaires du chlordécone ne datent pas d’hier. Les premières études ont eu lieu dès les années 1960. Sur des animaux de laboratoire, des chercheurs ont détecté des troubles neurologiques, mais aussi testiculaires et des lésions tumorales hépatiques. Au milieu des années 1970, des scientifiques ont ensuite découvert des atteintes neurologiques et une augmentation du volume du foie chez les ouvriers de l’usine de fabrication du chlordécone à Hopewell, aux États-Unis.
Quelques années plus tard, des travaux ont démontré que le chlordécone présente des propriétés hormonales. Aujourd’hui, il est considéré comme un perturbateur endocrinien. « Il y a une vingtaine d’années, quand le dossier sur le chlordécone était très peu médiatisé, il y a eu une série de travaux menés par l’Inserm pour savoir si cette pollution contaminait la population. On a constaté que la population antillaise était effectivement contaminée, puisque l’on trouve du chlordécone dans le sang de la majorité des personnes étudiées », explique Luc Multigner.
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« Une fois que ce constat a été fait, la question était : est-ce que ces traces de chlordécone dans le sang entraînent des effets sur la santé ? » Dans les années 2000, l’étude Timoun (« enfant », en créole) pilotée par l’Inserm a alors mis en évidence un lien entre les niveaux d’exposition du chlordécone pendant la grossesse et un risque accru de naissance prématurée. De nombreuses données acquises au cours du suivi des enfants nés de la cohorte Timoun sont en cours d’analyse pour comprendre l’impact sur leur développement. D’autres recherches sont en cours, notamment sur l’évolution des hépatites chroniques.
Dès 2010, l’étude Karuprostate, coordonnée par Luc Multigner et Pascal Blanchet, chef du service d’urologie du CHU de Pointe-à-Pitre, avait permis d’identifier un lien entre la survenue du cancer de la prostate et l’exposition à cette substance nocive. « On a observé que, plus les hommes étaient exposés au chlordécone, plus ils avaient un risque augmenté de développer un cancer de la prostate », résume Luc Multigner. « Aux Antilles, le taux d’incidence de cette maladie est près de deux fois supérieur au taux d’incidence estimé en France métropolitaine sur la période 2007-2014 », est-il indiqué dans une étude de l’Inserm intitulée « Pesticides et effets sur la santé » et actualisée en juin dernier.
De quoi compliquer la tâche des scientifiques. Cette surincidence « s’explique en grande partie par les origines subsahariennes de la population, groupe ethnogéographique connu pour présenter un risque naturel élevé de développer la maladie », est-il mentionné dans le document. Autrement dit, « si le chlordécone n’existait pas aux Antilles, il y aurait toujours des cancers de la prostate sur ces territoires. Pour autant, le chlordécone augmente le risque de développer cette maladie », résume Luc Multigner.
Face à une population antillaise inquiète, l’Institut national du cancer a, par ailleurs, lancé le 9 novembre un programme de recherche pluridisciplinaire sur le lien entre l’exposition au chlordécone aux Antilles et le risque de survenue de cancer de la prostate. Pendant cinq ans, des chercheurs dans différentes disciplines (épidémiologie, sciences humaines et sociales, science clinique) travailleront sur ce sujet pour « aller plus loin dans la compréhension du rôle du chlordécone dans le risque de survenue du cancer de la prostate ainsi que sa perception et ses conséquences sociales dans les Antilles ».
Dans ce contexte, le ministre de l’Agriculture et de l’Alimentation Julien Denormandie a annoncé, le 28 novembre, qu’un décret reconnaissant le cancer de la prostate comme maladie professionnelle à la suite de l’usage de ce pesticide sera pris « avant la fin de l’année ».
De nouvelles études sur le cancer de la prostate
La recherche avance de plus en plus sur cet effet emblématique du chlordécone. Une nouvelle étude (Cohorte KP-Caraïbes-Breizh) sur le cancer de la prostate « portera une attention particulière aux contaminants environnementaux (dont le chlordécone) sur l’évolution de la maladie en fonction des traitements », selon l’Institut de recherche en santé, environnement et travail.
Face à une population antillaise inquiète, l’Institut national du cancer a, par ailleurs, lancé, le 9 novembre, un programme de recherche pluridisciplinaire sur le lien entre l’exposition au chlordécone aux Antilles et le risque de survenue de cancer de la prostate. Pendant cinq ans, des chercheurs dans différentes disciplines (épidémiologie, sciences humaines et sociales, science clinique) travailleront sur ce sujet pour « aller plus loin dans la compréhension du rôle de la chlordécone dans le risque de survenue du cancer de la prostate ainsi que sa perception et ses conséquences sociales dans les Antilles ».
C’est également ce que l’on peut lire dans l’étude « Pesticides et effets sur la santé ». « La présomption forte d’un lien entre l’exposition au chlordécone de la population générale et le risque de survenue de cancer de la prostate a été confirmée », écrivent les auteurs de l’étude, notant que « la causalité de la relation [entre le chlordécone et le cancer de la prostate] est jugée vraisemblable ». « Jusqu’à maintenant, toute la connaissance scientifique actuelle [sur le lien entre le chlordécone et le cancer de la prostate] n’a pas été contredite », rappelle Luc Multigner.
S’il existe un consensus scientifique, sur le plan politique, c’est un autre sujet. Le 1er février 2019, Emmanuel Macron, qui avait dénoncé six mois auparavant, un « scandale environnemental » et reconnu, pour la première fois, que « l’État a sa part de responsabilité », s’était à nouveau exprimé sur le sujet. « Il ne faut pas dire que c’est cancérigène. Il est établi que ce produit n’est pas bon, il y a des prévalences qui ont été reconnues scientifiquement, mais il ne faut pas aller jusqu’à dire que c’est cancérigène parce qu’on dit quelque chose qui n’est pas vrai et qu’on alimente les peurs », avait alors déclaré le chef de l’État. Ce qui avait provoqué l’indignation d’élus d’Outre-mer et de scientifiques, dont Luc Multigner. L’Élysée avait, après coup, plaidé un « malentendu ». « Le président a dit que la pollution au chlordécone était un scandale, c’est bien. Mais, dire en même temps : ‘Il n’y a pas de danger’, c’est contradictoire », affirme Luc Multigner.
Toutes les études scientifiques menées jusqu’à présent ont permis d’aider les autorités à mettre en place des plans d’action successifs, qui visent à protéger, sensibiliser les populations et à réparer le mal causé. Des mesures spécifiques ont été prises. Par exemple, les denrées alimentaires produites aux Antilles ne peuvent pas contenir plus de résidus de chlordécone que la limite maximale autorisée par l’État. En outre, de nombreuses zones sont interdites à la pêche car les poissons sont contaminés.
Ces décisions ont, par ailleurs, eu des conséquences socio-économiques car certains éleveurs et pêcheurs ne pouvaient plus continuer leurs activités. Et le déploiement, cette année, du quatrième plan de lutte contre la pollution par le chlordécone n’a pas suffi à calmer les tensions dans la population. Les associations guadeloupéennes et martiniquaises qui ont porté plainte contre l’État en 2006 pour « mise en danger de la vie d’autrui », attendent toujours la tenue d’un procès. À cause du délai de prescription, il risque de se solder par un non-lieu.
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