Cinq ans après la chute en Gambie de l’autocrate Yahya Jammeh, les victimes de l’ancien régime espèrent que le prochain président adoptera les recommandations du rapport Vérité et réconciliation remis le 25 novembre. Une étape jugée décisive par les défenseurs des droits humains pour consolider une transition démocratique encore fragile.
Près d’un million de Gambiens sont appelés aux urnes, samedi 4 décembre, pour l’élection présidentielle la plus ouverte de l’histoire du plus petit pays d’Afrique continentale. Deux candidats sont favoris : d’un côté, le vétéran Ousainou Darboe, 73 ans, qui dirige le plus grand parti d’opposition, le Parti démocratique uni (UDP), de l’autre Adama Barrow à la tête du Parti national du peuple (NPP), 56 ans, le président sortant.
Ce dernier avait créé la surprise, en décembre 2016, en battant dans les urnes Yahya Jammeh. Arrimer au pouvoir, l’autocrate avait dû fuir le pays face à la menace d’une intervention militaire ouest-africaine.
Dictateur fantasque et paranoïaque, Yahya Jammeh a dirigé le pays pendant 22 ans d’une main de fer, installant un régime de terreur avec ses escadrons de la mort. Surnommés “junglers”, les hommes de main du président étaient chargés faire taire toute opposition et se seraient rendus responsables de tortures, viols, disparitions forcées et assassinats de plusieurs centaines de journalistes et de défenseurs des droits humains.
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Une partie du voile qui occultait l’ampleur de ces crimes a été levée ces dernières années grâce au travail de la Commission vérité, réconciliation et réparations (TRRC). Repoussée deux fois, la remise du rapport final au gouvernement a finalement eu lieu le 25 novembre.
Aucune poursuite engagée
La TRRC n’a pas directement cité de noms de personnes mises en cause, ni divulgué le contenu du rapport, mais a publié un communiqué. “Dans son rapport, la Commission identifie et recommande des poursuites contre ceux qui portent la plus grande responsabilité dans les violations grossières des droits humains commises aussi bien contre des Gambiens que contre des non-Gambiens entre juillet 1994 et janvier 2017”, les années au pouvoir de Yahya Jammeh.
L’un des événements les plus tragiques de cette période s’est déroulé en 2005, lorsqu’une cinquantaine de migrants à destination de l’Europe a été confondue à tort avec des mercenaires. Après plusieurs jours de torture, ils sont emmenés dans une forêt en direction du Sénégal et sont massacrés sur “l’ordre de Jammeh”, a avoué un ancien “jungler”, lors d’une audition menée par la TRRC.
Pour le moment, aucune poursuite n’a été engagée en Gambie contre les responsables de ces crimes. “Les bourreaux vivent encore parmi nous”, résume auprès de France 24 Nana-Jo Ndow, la fille d’un opposant disparu sous Yahya Jammeh qui milite au sein d’ANEKED, une ONG de lutte contre l’impunité en Afrique.
“Quelle que soit l’issue du scrutin de samedi, le gouvernement gambien a désormais moins d’un mois pour rendre publiques les recommandations de la TRRC”, détaille Sarah Sakho, l’envoyée spéciale de France 24 dans la capitale Banjul. “Les victimes du régime de Yahya Jammeh vont enfin connaître le nom de ceux susceptibles d’être poursuivis”.
Le temps de la justice
Selon les associations de victimes, il ne fait aucun doute que la TRRC a recommandé de traduire en justice l’ancien dictateur, qui vit en exil en Guinée équatoriale. Son sort a été l’un des thèmes majeurs de la campagne présidentielle.
Très critique du bilan du président sortant, Ousainou Darboe, opposant historique au régime de Jammeh, a assuré que les recommandations de la Commission vérité et réconciliation seront mises en œuvre. “Nous avons lutté contre l’impunité dans ce pays. Nous ne pouvons pas maintenant avoir des recommandations d’une institution crédible, telle que la TRRC, et ensuite traîner les pieds pour ne pas les mettre en œuvre”.
Le président Barrow a également promis “que justice sera faite“. “Je vous rassure tous quant au fait que, dans six mois, nous produirons un livre blanc” sur les recommandations, a-t-il dit à la remise du rapport.
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Mais l’appréhension monte chez certains membres de la société civile. Le président sortant avait déjà promis, en 2017, que les violations des droits de l’Homme commises durant la dictature feraient l’objet de poursuites.
“Nous avions espéré que l’élection de Barrow constituerait un tournant, mais il ne s’est pas du tout intéressé aux victimes et ne leur a jamais rendu visite”, s’indigne auprès de France 24 Fatoumata Sandeng, dont le père, Solo Sandeng, responsable de l’UDP, a été battu à mort en 2016 par les services de renseignement pour avoir organisé des manifestations pacifiques en faveur d’une réforme du système électoral.
Le récent accord politique entre Adama Barrow et une aile de l’ancien parti de Yahya Jammeh a également semé le trouble. Des négociations secrètes seraient-elles en cours pour amnistier l’ancien dictateur et organiser son retour dans une démarche de réconciliation nationale ?
“Barrow parle de réconciliation et de guérison, mais les victimes ne guériront pas si la justice n’est pas rendue. Aujourd’hui, elles se sentent abandonnées”, estime Fatoumata Sandeng.
“Nous savons que nous ne sommes pas encore au bout de nos peines. Le combat n’est pas terminé”, affirme Nana-Jo N’Dow.
L’ombre de Yahya Jammeh
Pour de nombreux acteurs de la société civile, engager des poursuites judiciaires contre les responsables des atrocités commises sous l’ancien régime enverrait pourtant un signal fort en faveur de la transition démocratique. Mais le président sortant marche sur des œufs. Yahya Jammeh a encore de nombreux partisans dans le pays qui rejettent en bloc les accusations visant leur champion.
“On a l’impression que sur le plan politique, il n’y a pas de volonté de tirer un trait sur le passé et d’en tirer les leçons pour renforcer l’État de droit”, note le politologue béninois Gilles Yabi, joint par France 24. Le fondateur du Think Tank Wathi rappelle que le front composé de députés proches du président Adama Barrow et de Yahya Jammeh a fait barrage, l’année dernière, au projet de nouvelle constitution à l’Assemblée nationale. “Cette absence de révision de la Constitution a été une grande déception pour de nombreux acteurs de la société civile. Cela a donné un signal préoccupant quant au renouvellement des pratiques politiques en Gambie”.
Certains agissements semblent en effet avoir la vie dure. En juillet 2020, l’activiste Madi Jobarteh a été arrêté pour diffusion de “fausses informations”. “Il s’agit d’une loi de l’ancien régime qui n’a toujours pas été supprimée”, rappelle Nana-Jo N’Dow. “Le gouvernement affirme être engagé dans la transition démocratique, mais certaines lois contraires aux droits humains sont toujours en vigueur », dénonce-t-elle.
Malgré ces difficultés à solder les années noires de l’ère Jammeh, la Gambie peut se targuer de réels progrès en matière des droits humains. “Le rapport de la TRRC est déjà une vrai avancée”, reconnaît Fatoumata Sandeng. “Par ailleurs, les gens sont beaucoup plus libres de s’exprimer sur les réseaux sociaux”.
“Il faut souligner l’atmosphère de liberté qui règne en Gambie”, ajoute Gilles Yabi, selon qui ce scrutin présidentiel, ouvert et incertain, constituera le prochain grand test démocratique pour la Gambie. “Si la qualité du processus électoral est garantie, ce sera déjà un énorme progrès pour le pays”.
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