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Des forces de sécurité font face à des manifestants lors d’une grève générale, le 10 novembre 2021, suite à la réouverture d’une décharge près de la ville d’Agareb, dans la région centrale de Sfax. HOUSSEM ZOUARI / AFP
Des déchets qui s’accumulent et des véhicules militaires postés devant les institutions publiques pour en assurer la protection. A 300 kilomètres au sud de Tunis, Agareb porte encore les stigmates des affrontements qui ont bouleversé cette petite ville de quelque 11 000 habitants entre le 8 et le 11 novembre. Des tensions provoquées par la décision des autorités de rouvrir la décharge d’El Gonna, située à quelques kilomètres du centre-ville.
Les manifestations ont été réprimées à coups de gaz lacrymogènes. Un homme est mort, Abderrazak Lachab, asphyxié par les gaz selon ses proches et des témoins. Une version que dément le ministère de l’intérieur, parlant d’une mort naturelle. Depuis, le poste de la garde nationale a été incendié et l’armée a été déployée pour maintenir le calme. Mais sur les murs de la ville, le portrait tagué d’Abderrazak Lachab avec l’épitaphe « toujours dans nos cœurs » rappelle que l’exaspération des habitants reste entière.
Il faut dire que la décharge à ciel ouvert d’Agareb est la deuxième plus grande du pays : elle reçoit 80 % des déchets des vingt-trois communes de la région de Sfax, pôle économique de la Tunisie. Lorsqu’elle ouvre en 2008, il est question d’une mise en exploitation de cinq ans seulement. Mais, en 2013, le site est toujours opérationnel. La population se mobilise pour en obtenir la fermeture. En vain pendant de longues années.
Il faudra attendre la fin du mois de septembre 2021 pour que la décharge soit fermée. D’après les habitants, c’est le résultat d’une décision de justice rendue en 2019 à la suite d’une plainte de la société civile. Selon l’Agence nationale de gestion des déchets et des employés sur place, il ne s’agissait que d’une opération de « maintenance ».
Odeur nauséabonde
Quoi qu’il en soit, faute d’un nouvel endroit où déposer les ordures, les déchets se sont amoncelés à Sfax et les communes alentours pendant cinquante jours. Une situation intenable qui a poussé les autorités à rouvrir la décharge, provoquant le mouvement de colère d’Agareb.
« Dès son ouverture, le site posait problème. Non seulement il ne respectait pas un certain nombre de normes sanitaires, mais aucune consultation préparatoire n’avait été faite en lien avec les habitants », explique Ines Labiadh, coordinatrice du département de justice environnementale au sein du Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES).
Un bulldozer enterre des ordures après la réouverture d’une décharge près de la ville tunisienne d’Agareb, dans la région côtière de Sfax, le 9 novembre 2021. HOUSSEM ZOUARI / AFP
Si sa fermeture a sans cesse été repoussée, c’est parce que « les autorités n’ont pas su faire face à l’augmentation des déchets provoquée par l’essor des industries dans la région », ajoute-t-elle, rappelant qu’« il n’y a pas aujourd’hui de stratégie de long terme pour proposer des alternatives à ce genre de décharge ».
Le site d’Agareb détruit les déchets par enfouissement, une méthode privilégiée pour les ordures solides en Tunisie, avec son lot de nuisances. A Agareb, l’odeur nauséabonde qui se dégage du tas de déchets enfouis sous un mince filet de terre ocre prend le visiteur à la gorge. « Cette odeur se mélange à l’air que nous respirons chaque jour », dénonce Salama Sghaier, un jeune habitant de la ville engagé dans le collectif Manich Msab (« Nous ne sommes pas une décharge »).
Fréquence élevée de certaines maladies
Constitué d’activistes et d’artistes, le mouvement dénonce depuis 2018 la toxicité de la décharge. « Cette puanteur est permanente, rappelle Salama. Le jour, elle accompagne le ballet des camions poubelles et la nuit, quand l’activité de la ville s’arrête, les odeurs semblent encore plus fortes. » Lui était lycéen quand il a commencé à se renseigner sur l’impact environnemental d’une telle décharge mais, dans la ville, la prise de conscience a été progressive. « Les citoyens s’y intéressent depuis quelques années, aussi parce que la question des déchets intéresse maintenant les médias », ajoute-t-il.
En février 2020, l’émission d’investigation Les Quatre Vérités dénonce un scandale environnemental, qui aurait des effets durables sur la santé des habitants. L’enquête révèle notamment la présence de gaz toxiques qui pollueraient l’eau des terrains agricoles voisins.
Si l’absence d’études scientifiques sur la question ne permet pas de confirmer les liens de cause à effet, de nombreux habitants et des médecins pointent une fréquence anormalement élevée de certaines maladies, notamment des cancers. « J’exerce depuis vingt ans dans la région, je peux confirmer que les cas de maladie respiratoire, de cancer du poumon se sont multipliés depuis l’ouverture de la décharge », souligne le médecin urgentiste Bassem Ben Ammar, évoquant également la prolifération de maladies cutanées, allergies et eczéma.
Mais la problématique de la gestion des déchets dépasse largement Agareb. Elle défraie régulièrement la chronique en Tunisie. En 2014, l’île de Djerba s’était retrouvée sous les ordures après la fermeture d’une décharge. En 2020, c’est le scandale de déchets italiens importés illégalement dans le pays qui avait suscité l’indignation dans l’opinion publique. Sur les réseaux sociaux, des collectifs se mobilisent pour dénoncer les décharges à ciel ouvert ou les dépotoirs anarchiques qui parsèment le pays.
« Changer de modèle »
Pour Chokri Bahri, membre du collectif Manich Msab, ce qui s’est passé à Agareb doit servir d’électrochoc pour les autorités. Le collectif a été reçu par le président de la République Kaïs Saïed après les affrontements de début novembre mais, pour le moment, la seule solution proposée par la ministre de l’environnement est de rouvrir la décharge tout en essayant de minimiser certaines nuisances, comme les odeurs, à coups de désodorisants et d’insecticides.
« J’ai l’impression que l’on se moque de nous, s’énerve Chokri Bahri. Ce ne sont que des solutions de court terme. » « Ce qu’il faut, c’est changer de modèle, aller vers la valorisation des déchets, le recyclage. Bref, tout ce dont on parle depuis des années et que les autorités, pour le moment, ne proposent rien », ajoute Maamoun Ajmi, un designer de 29 ans, membre du collectif.
Tous préviennent qu’ils sont prêts à se mobiliser à nouveau, « pacifiquement », si les autorités tentent de rouvrir la décharge. Pendant ce temps, les déchets continuent de s’entasser dans la région de Sfax. Si le centre-ville déverse provisoirement ses poubelles dans une décharge à côté du port, les autres communes croulent sous les ordures.
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