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Le chanteur éthiopien Tariku Gankisi. FACEBOOK
La scène se passe un dimanche de début novembre sur la place Meskel, au cœur d’Addis-Abeba. Une dizaine de milliers de personnes sont réunies pour soutenir l’effort de guerre contre les rebelles du Front de libération du peuple du Tigré (TPLF), en conflit depuis un an avec le gouvernement du premier ministre Abiy Ahmed et dont les troupes se trouvent désormais à moins de 300 km de la capitale. Une guerre civile qui a déjà fait des milliers de victimes et déplacé des millions d’individus.
Sur une estrade, le chanteur Tariku Gankisi s’apprête à entonner Dishta Gina, le tube de l’année en Ethiopie, pour galvaniser la foule. Mais spontanément, le voilà qui descend dans la fosse et entame un discours pour le moins inattendu dans ce rassemblement qualifié de « pro-guerre » par les critiques du gouvernement.
« Assez ! », réclame-t-il, tout de noir vêtu : « Pourquoi sommes-nous constamment endeuillés ? » Silence parmi les spectateurs. « Arrêtez d’envoyer nos jeunes au combat, plaide-t-il encore. Laissez les anciens y aller avec l’herbe fraîchement coupée. » Tenir l’herbe fraîche est un symbole de paix et de réconciliation en Ethiopie. Tariku Gankisi conclut : « Le sang ne nous a jamais rien appris. »
Micro coupé
Cet épisode, diffusé en direct sur les principales chaînes de télévision du pays, a fortement embarrassé une partie de l’opinion éthiopienne. Malgré les efforts diplomatiques en cours pour tenter d’arracher un cessez-le-feu, une frange de la population reste déterminée à en découdre avec le TPLF, qui a dirigé le pays d’une main de fer pendant trois décennies et a été placé en mai sur la liste des organisations terroristes par le Parlement.
Le temps de sa courte allocution, le micro de Tariku Gankisi a été coupé un instant, tandis que des voix s’élevaient dans la foule : « C’est juste ta musique qu’on veut ! » Sa musique, justement, fait danser l’Ethiopie depuis avril. Dishta Gina cumule plus de 21 millions de vues sur YouTube. Outre sa mélodie entraînante, ce hit est surtout un hymne à la tolérance. « Unissons-nous, aimons-nous et réconcilions-nous », dit la chanson. L’artiste américano-sénégalais Akon s’est même rapproché de Tariku Gankisi pour réaliser ensemble une reprise de la chanson.
Rien ne destinait pourtant Tariku Gankisi à devenir une star. Membre de la petite ethnie ari, dans le sud du pays, cet ancien soldat du rang s’est ensuite établi à la tête d’une modeste exploitation familiale. Fermier anonyme, il compose Dishta Gina, qui passe inaperçu pendant de longs mois, jusqu’à ce que la vidéo d’Abush, un adolescent lui aussi inconnu, dansant sur la chanson, inonde le réseau social Tik-Tok, propulsant Tariku Gankisi sur le devant de la scène.
Son discours antimilitariste, interprété par certains comme une trahison, lui a attiré les foudres de soutiens du régime d’Abiy Ahmed. Après sa sortie, le chanteur a dû se cacher durant une semaine à Addis-Abeba pour se protéger d’une campagne de haine à son encontre sur les réseaux sociaux.
Mea culpa
C’est ce qu’il a révélé le 13 novembre dans une interview fleuve à la télévision privée éthiopienne EBS, tout en se livrant un incroyable mea culpa. « J’ai offensé les Ethiopiens, je les ai attristés, a-t-il déclaré, en pleurs. Mon discours reflétait mes sentiments, mais c’étaient les paroles d’un ignorant. » Sincère contrition ou mise en scène forcée ? La question est ouverte dans une Ethiopie où la surenchère guerrière s’accompagne, dans les deux camps, d’une rhétorique frôlant parfois l’incitation à la haine et où le gouvernement tente d’étouffer toute opinion dissidente.
Tariku Gankisi a plaidé pour une cessation des hostilités au moment même où, en coulisses, d’importants pourparlers portent sur les conditions d’un cessez-le-feu. Olusegun Obasanjo et Jeffrey Feltman, respectivement émissaires pour la Corne de l’Afrique de l’Union africaine (UA) et des Etats-Unis, sont de retour à Addis-Abeba pour amener les deux parties autour de la table. Signe positif, les prochains jours devraient voir la reprise des vols humanitaires vers Makalé, la capitale régionale du Tigré, où des centaines de milliers de personnes se trouvent au bord de la famine.
Tariku Gankisi, qui a osé dénoncer cette guerre fratricide sur la plus grande scène du pays, a depuis regagné ses terres du sud, dans les environs de Jinka. D’abord reçu avec hostilité, son plaidoyer pourrait finalement se révéler utile au gouvernement s’il devait organiser un dialogue politique national avec les partis d’opposition. Cette transition est réclamée depuis de longs mois par la communauté internationale pour sauver l’Ethiopie et ses 110 millions d’habitants d’une potentielle désintégration.
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