La puissante organisation policière transnationale Interpol s’apprête à élire, fin novembre, son nouveau président. Le favori pour le poste, le général émirati Ahmed Naser al-Raisi, apparaît comme le pire des candidats possibles pour plusieurs organisations de défense des droits de l’Homme. En parallèle, la candidature d’un responsable chinois pour entrer au comité exécutif inquiète des responsables politiques du monde entier.
C’est une élection à haut risque pour Interpol. La prestigieuse agence de collaboration internationale entre les services de police de 194 pays s’apprête à élire son futur président lors de son assemblée générale, qui doit se dérouler à Istanbul les 23 au 24 novembre. Et le général émirati Ahmed Naser al-Raisi, favori pour succéder au Sud-Coréen Kim Jong-yang, est loin de faire l’unanimité. Très loin.
Le quotidien Le Monde se demande ainsi s’il y aura « bientôt un tortionnaire à la tête d’Interpol », dans un article publié mardi 16 novembre. Le Fédération internationale pour les droits humains juge, dans une lettre ouverte publiée fin octobre, que l’organisation policière internationale bafouerait tous les principes de respect des droits de l’Homme si elle acceptait d’être dirigée par quelqu’un comme Ahmed Naser al-Raisi.
Plusieurs plaintes en France
Au Royaume-Uni, l’un des premiers pays à avoir sonné l’alarme dès avril 2021, l’ex-procureur général David Calvert-Smith a même rédigé un rapport de 48 pages pour énumérer toutes les raisons pour Interpol de rejeter la candidature du général émirati. Pour l’instant, la Slovaque Šárka Havránková, actuellement vice-présidente d’Interpol, est la seule autre candidate au poste.
Pourquoi tant de haine ? Après tout, Ahmed Naser al-Raisi, inspecteur général du ministère de l’Intérieur des Émirats arabes unis depuis 2015, siège déjà au comité exécutif d’Interpol, où il est le représentant de l’organisation pour toute la zone Asie.
Ce « grand flic » émirati vante aussi sur son site personnel un CV impressionnant : outre une carrière de plus de quarante ans dans la police, il assure détenir un doctorat de la London Metropolitan University, un MBA de l’université de Coventry, un diplôme de management de l’université de Cambridge et une licence en informatique de l’université d’Otterbein (Ohio).
Mais ce parcours académique ne pardonne en rien les multiples violations des droits humains qui lui seraient imputables, assurent ses nombreux détracteurs. Ahmed Naser al-Raisi est ainsi visé par trois plaintes pour actes de torture déposées en septembre en France – au titre de la compétence universelle de l’Hexagone dans ce genre d’affaires.
Il y est notamment accusé d’être responsable, en tant que patron du système carcéral émirati, des « actes de barbarie » infligés au poète et blogueur émirati Ahmed Mansoor, condamné en 2018 à une peine de prison de dix ans pour « atteintes à la réputation de l’État ».
Il est aussi largement tenu pour responsable de l’arrestation en novembre 2018 de Matthew Hedges, un jeune chercheur britannique venu à Dubaï pour un voyage d’étude et soupçonné par les autorités emiraties d’espionnage. Condamné de prison à vie et torturé, Matthew Hedges avait finalement été relâché moins d’un an plus tard, à la suite d’une intense campagne de pression de Londres, qui avait menacé de rompre ses relations diplomatiques avec les Émirats.
Et ce ne sont là que deux des exemples les plus médiatiques des traitements infligés aux détenus du système carcéral géré par les services d’Ahmed Naser al-Raisi et considéré comme l’un des « plus arbitraires au monde » par des ONG comme le Gulf Center for Human Rights.
Un don émirati de 50 millions d’euros
Et ce n’est pas seulement à cause du triste bilan de ce général en matière de droits de l’Homme que de nombreuses voix se sont élevées pour s’opposer à son élection en tant que président d’Interpol. « Cela décrédibiliserait aussi l’action d’Interpol dans certains domaines comme la lutte contre le terrorisme », a ainsi assuré le Gulf Center for Human Rights dans une conférence en marge de la 48e session du Conseil des droits de l’Homme de l’ONU le mois dernier. « C’est l’une des missions centrales d’Interpol, et Ahmed Naser al-Raisi applique dans son pays une législation qui définit le crime de terrorisme de manière tellement large que n’importe quelle manifestation pacifique peut être considérée comme un acte de terrorisme », poursuit cette ONG.
L’élection d’Ahmed Naser al-Raisi à la tête d’Interpol serait aussi une très mauvaise nouvelle pour tous ceux qui vantent l’indépendance de cette organisation internationale, écrit dans son rapport David Calvert-Smith, l’ex-procureur général du Royaume-Uni. Interpol a, en effet, reçu en 2017 une donation record de 50 millions d’euros des Émirats arabes unis, et « on peut se demander à quel point cet argent n’améliore pas les chances » du général émirati de se faire élire.
« Interpol jouerait le jeu des Émirats arabes unis qui, depuis plusieurs années, dépensent sans compter pour s’acheter une bonne image aux yeux de l’opinion internationale », avertit le Gulf Center for Human Rights. Réussir à diriger une institution aussi prestigieuse serait un succès diplomatique pour ce pays du Golfe.
L’élection d’un nouveau président n’est pas le seul dossier sensible à l’ordre du jour de la prochaine session d’Interpol. L’arrivée probable d’un grand policier chinois – Hu Binchen – au sein du comité exécutif de l’organisation n’est pas passée inaperçue non plus. Dans une lettre ouverte publiée le 15 novembre, des parlementaires d’une vingtaine de pays appellent à faire barrage à une élection « qui donnerait le feu vert à Pékin pour continuer à utiliser Interpol afin d’exporter sa politique de répression contre la minorité musulmane chinoise des Ouïghours ».
Une référence à une autre casserole que traîne Interpol depuis plusieurs années : l’utilisation jugée abusive des notices rouges par les régimes autoritaires. Ces documents, souvent perçus comme l’équivalent d’un mandat d’arrêt international, ne servent plus seulement à traquer dans le monde entier les pires criminels, mais « ils sont de plus en plus utilisés par certains pays pour poursuivre hors de leur frontière des opposants politiques », souligne le Guardian, qui a consacré une longue enquête à cette dérive en octobre 2021.
Inflation des notices rouges
La Chine, la Russie mais aussi les Émirats arabes unis sont considérés comme les pays qui utilisent le plus les notices rouges à des fins politiques, note le quotidien britannique. Le nombre de notices rouges émises par les bureaux locaux d’Interpol s’est envolé, passant de 1 400 au début du XXIe siècle à près de 13 000 en 2019. Ce qui rend presque impossible pour les services d’Interpol de repérer tous les abus.
C’est ainsi que les Émirats arabes unis ont utilisé ces outils pour poursuivre des individus simplement accusés d’avoir de dettes envers les banques emiraties. « C’est avoir recours à des armes très efficaces pour traquer les plus grands criminels afin de régler des différends d’ordre civil », souligne David Calvert-Smith.
De son côté, la Chine a multiplié les notices rouges pour compliquer la vie des militants ouïghours exilés à l’étranger. « Ceux qui sont visés par ces notices rouges ne peuvent plus se déplacer d’un pays à l’autre sans avoir peur d’être arrêtés et extradés vers la Chine », note The Guardian.
Jürgen Stock, le secrétaire général d’Interpol depuis 2019, a reconnu qu’il y avait un problème d’utilisation abusive de ces fameux documents, tout en soulignant au Guardian que cela « ne concerne qu’environ 5 % des cas ». Ce qui fait tout de même des centaines d‘individus qui ont ces épées de Damoclès au-dessus de la tête pour des raisons plus politiques que judiciaires.
Occasion manquée
Les éventuelles élections du général émirati Ahmed Naser Al-Raisi et du Chinois Hu Binchen ne feraient que renforcer cette « politisation » par une poignée de pays de la puissante institution policière transnationale, regrettent les différentes organisations de défense des droits de l’Homme qui se sont mobilisées ces derniers mois.
Pour elles, ce serait une occasion manquée. Interpol a déjà connu son lot de controverses par le passé. Deux de ses ex-présidents, le Chinois Meng Hongwei en 2018 et le Sud-Africain Jackie Selebi en 2008, ont été accusés de corruption et incarcérés dans leurs pays respectifs.
En 2015, Interpol avait aussi dû mettre un terme en catastrophe à un lucratif partenariat avec la Fifa, à cause des accusations de corruption pesant sur la puissante fédération sportive. « On ne peut pas demander à Interpol de tout savoir sur ses partenaires, mais pour une organisation chargée de traquer la corruption, elle n’a pas fait preuve d’un grand flair dans cette affaire », rappelle David Calvert-Smith dans son rapport.
Des présidents controversés et des sources de financement discutables : les casseroles passées ressemblent à ce qui est reproché aujourd’hui à Interpol. Il lui suffirait pour tourner cette page de ne pas élire le « favori » au poste de président et de laisser le policier chinois à la porte du comité exécutif, jugent tous ceux qui tirent la sonnette d’alarme ces derniers mois.
Contactée par France 24, Interpol a tenu à nuancer la portée des critiques envers le favori à l’élection en rappelant que « le poste de directeur n’est pas rémunéré et est à mi-temps. C’est le secrétaire général, Jürgen Stock, qui gère les affaires courantes ». Exact, mais il n’empêche que c’est le président qui « apparaît tout en haut de l’organigramme », rappelle David Calvert-Smith.
Interpol a aussi tenu à préciser à France 24 que toutes les « notices rouges sont vérifiées par une task force spéciale ». Une équipe mise en place spécifiquement par Jürgen Stock pour réduire le nombre des notices rouges problématique. C’est un pas dans le bon sens, mais qui ne signifie pas que le problème a entièrement disparu.
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