Neuf mois après le coup d’État en Birmanie, des milliers de photos et de vidéos ont émergé sur les réseaux sociaux, documentant la réponse du gouvernement militaire aux manifestations. Le projet « Myanmar Witness » tente d’archiver et de vérifier ces images, pour documenter les violations des droits de l’Homme dans le pays et réunir des preuves.
Le 1er février 2021, les forces armées birmanes ont arrêté la dirigeante réélue, Aung San Suu Kyi, et pris le contrôle du pays, faisant éclaté des manifestations. Celles-ci ont été violemment réprimées par le gouvernement militaire, qui est accusé de violations des droits de l’Homme, et notamment d’avoir incendié des villages et utilisé des armes lourdes contre des civils.
Les téléphones et les réseaux sociaux ont permis de témoigner des manifestations et des abus commis par les forces armées. Mais le partage de ces images sensibles peut être dangereux. C’est pour cela qu’un groupe d’enquêteurs en ligne a lancé, quelques mois après le coup d’État, le projet « Myanmar Witness » avec le « Centre for Information Resilience », une organisation à but non lucratif britannique pour la promotion de la démocratie et la lutte contre la désinformation. « Myanmar Witness » permet ainsi à des citoyens birmans de soumettre anonymement des photos et vidéos, afin qu’elles puissent être archivées et vérifiées.
Selon Schi (pseudonyme), l’une des enquêtrices birmanes travaillant pour Myanmar Witness, le projet est particulièrement important en raison des nombreux dangers qu’encourent les civils qui documentent les actions de l’armée :
Des journalistes ont été détenus. Donc, après ce coup d’État, les journalistes citoyens sont devenus des sources particulièrement importantes : ils nous envoient constamment des informations utiles. Mais ils pourraient avoir de sérieux problèmes de confidentialité ou de sécurité s’ils publiaient ce genre de vidéos ou photos sur leurs propres comptes sur les réseaux sociaux.
Cela peut être très risqué également pour leur famille et leurs proches. Grâce à Myanmar Witness, nous pouvons enquêter car des civils ordinaires nous envoient des informations sur ce qu’il se passe autour d’eux.
Le directeur des enquêtes du projet, Benjamin Strick, nous a présenté certaines des enquêtes récentes de l’équipe, expliquant comment ils ont pu vérifier l’authenticité de ces photos et vidéos.
29 octobre 2021, Thantlang : utiliser les images satellite pour cartographier les incendies
L’État Chin, dans le nord-ouest de la Birmanie, est un foyer de résistance contre le gouvernement militaire. Il abrite le Front national Chin, un groupe ethnique armé, qui aidé par d’autres milices locales, fait face à l’armée birmane depuis mai. La junte a répondu par la force à cette résistance, ouvrant le feu dans les villes de la région, bombardant des zones résidentielles et incendiant délibérément des maisons.
Le 29 octobre, l’équipe de Myanmar Witness a commencé à recevoir des vidéos prétendant montrer des incendies dans la ville de Thantlang, dans l’État de Chin.
?Thantlang Fires?
We were sent this video today claiming:
✅Thantlang is on fire again
?Fires started by soldiers from LIB 269/LIB 222/LID 11
We investigate both claims and show how we are able rapidly to verify the first but need more info on the second.
More?#Myanmar pic.twitter.com/pBIoc0t3y3
— Myanmar Witness (@MyanmarWitness) October 29, 2021
En consultant les images satellite de Google Earth de Thantlang, l’équipe de Myanmar Witness a pu faire correspondre plusieurs caractéristiques visibles dans une vidéo, comme les routes et la structure générale de la ville.
Images satellite de Thantlang, Birmanie. © Google Earth
En regardant sous un autre angle, les enquêteurs ont pu aligner les montagnes vues dans la vidéo avec le contour de la chaîne de montagnes sur Google Earth.
Ils ont également pu faire correspondre une route menant à la ville qui était visible sur les deux images.
Une route similaire apparaît sur des images satellite de Thantlang, en Birmanie (à gauche) et des vidéos montrant des incendies du 29 octobre (à droite). © Myanmar Witness/Google Earth
Pour confirmer la date des incendies, l’équipe de Myanmar Witness s’est tournée vers le système d’information sur les incendies pour la gestion des ressources (Firms) de la Nasa, qui cartographie les incendies dans le monde.
Ils ont pu constater que la signature thermique au-dessus de Thantlang le 29 octobre correspondait aux vidéos.
Capture d’écran de la base de données FIRMS de la NASA montrant la signature thermique au-dessus de Thantlang, au Myanmar, le 29 octobre. © NASA FIRMS
Myanmar Witness n’a pas pu confirmer de manière indépendante qui a déclenché ces incendies ni comment, mais les médias locaux et les groupes d’activistes disent que les bombardements militaires en sont responsables.
« La manière dont l’incendie s’est propagé indique qu’il ne s’agissait pas seulement de tirs de roquettes incendiaires, mais aussi d’incendies délibérés de maisons et de structures », a déclaré le directeur exécutif adjoint de l’Organisation des droits de l’Homme de l’État Chin.
Ce n’est pas la première fois qu’une attaque militaire détruit des bâtiments à Thantlang. Le 18 septembre, l’armée a bombardé la ville et incendié 18 bâtiments, après que les forces de résistance ont déclaré avoir tué 30 soldats. La plupart des habitants de la ville ont fui après cette attaque, donc aucune victime n’a été signalée après les incendies du 29 octobre.
Plus de 160 maisons et deux églises à Thantlang ont brûlé le 29 octobre. Les habitants en exil de Thantlang ont vu leur maison brûler dans des vidéos de l’événement partagées en ligne et dans les reportages.
9 octobre 2020, Yangon : surveillance de la désinformation et des photos hors contexte
Bien que de nombreuses images et affirmations reçues par Myanmar Witness soient vraies, certaines sont fausses, trompeuses ou sorties de leur contexte. Le collectif procède donc à une vérification de toutes les images qu’il archive.
L’une de ces images hors contexte a par exemple fait surface en juillet, alors que l’épidémie de Covid-19 faisait des ravages en Birmanie. Une publication sur Twitter avec une photo de militaires tenant des réservoirs d’oxygène affirmait ainsi que le gouvernement volait des fournitures médicales pour son propre usage.
Capture d’écran d’un Tweet publié le 12 juillet 2021 affirmant montrer des soldats « volant de l’oxygène » pour leur propre usage au milieu de la pandémie de Covid-19. © Twitter/Myanmar Witness
Myanmar Witness a utilisé une recherche d’images inversées (cliquez ici pour savoir comment faire) pour trouver la source de l’image. La photo a ainsi été retrouvée dans un article de presse du 9 octobre 2020, plusieurs mois avant le coup d’État militaire en Birmanie. L’article explique que les soldats sur cette photo ne prenaient pas les réservoirs d’oxygène ; ils les livraient.
Un article du média d’information Yangon Nation utilise la même photo des soldats, expliquant qu’ils livraient les réservoirs d’oxygène en octobre 2020, avant le coup d’État. © Yangon Nation/Myanmar Witness
Selon Benjamin Strick de Myanmar Witness, démystifier les images est tout aussi important que de les vérifier :
Ce type d’information est important car lorsque des journalistes et des agences de presse dignes de confiance retweetent ou publient à ce sujet, cela peut parfois mettre un coup à leur crédibilité. Et ensuite, les gens qui sont contre ces journalistes et leurs reportages peuvent les attaquer et prétendre qu’ils publient de fausses informations de façon générale.
9 avril 2021, Bago : comparaison de photos d’armes lourdes avec Google Street View
Le gouvernement militaire a également été accusé d’avoir utilisé des armes lourdes contre des manifestants et des civils. L’une de ces allégations a été faite pour la ville de Bago, près de Rangoun, début avril. Un groupe de surveillance a rapporté que plus de 80 personnes ont été tuées par les forces de sécurité à Bago, le 9 avril, lors d’une manifestation. Selon ces rapports, l’armée aurait utilisé des armes lourdes, comme des grenades à fusil, qui ont une faible précision de tir mais dont la charge est plus puissante qu’une grenade de lance-grenades.
L’équipe de Myanmar Witness a notamment reçu une photo d’une cartouche usagée provenant d’une arme militaire, affirmant qu’elle avait été prise à Bago après ces attaques.
La méthode de vérification utilisée par le collectif est détaillée par Benjamin Strick dans l’extrait de notre émission, en haut de cet article : il explique comment on peut prouver que l’image est bien prise dans la ville de Bago.
Photo envoyée à Myanmar Witness montrant un obus d’artillerie usagé, qui aurait été utilisé par l’armée à Bago le 9 avril. © Myanmar Witness
L’équipe de Myanmar Witness a collecté des milliers d’images depuis le coup d’État du 1er février. En plus de vérifier et d’archiver ces images, le projet vise à être une plateforme éducative, organisant des ateliers pour enseigner aux autres comment vérifier les images en ligne et protéger leur vie privée numérique.
Pour en savoir plus, vous pouvez visiter leur site web (en anglais).
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