Lundi 15 novembre, à midi, une quinzaine de grévistes de l’usine de sandwichs et de salades ultra-frais de Grigny, Bergams, dans l’Essonne, se succèdent pour récupérer chacun leur tour un peu de nourriture, amenée par des soutiens. On discute par groupe de deux ou trois près d’un feu de fortune, tomates et bananes à la main, et on fait le bilan de deux mois de grève contre un accord de performance collective. Le conflit s’est soldé par une demande de liquidation de l’entreprise, auprès du tribunal de commerce d’Evry, dont la décision sera rendue ce mercredi 17 novembre. La grève aurait plombé définitivement l’usine, selon la direction; les grévistes, de leur côté, regrettent l’absence de dialogue, et ont l’impression que l’entreprise a précipité la liquidation.
“On ne tient plus le coup, regrette sur le piquet de grève Amadou Sow, délégué syndical CGT. Là, c’est mort, et on se dit que, depuis le début, ils voulaient liquider.” À ses côtés, sur le piquet de grève, Véronique Roussel, syndiquée FO, s’emporte: “On est fatigués, fâchés. On a été menés en bateau.” Du côté de la direction, on rejette cette version. L’entreprise se serait battue pour l’usine depuis la crise du Covid-19, et n’aurait pas perdu tout ce temps à chercher des solutions,
Deux salariées se servent dans les réserves de nourriture, laissées par des soutiens sur le piquet de grève.
Un accord pour “assurer la survie de l’entreprise”
À l’origine du conflit se trouve un accord de performance collective de durée indéterminée, mis en place fin 2020 pour faire face à la crise du Covid-19. Le but affiché alors: “assurer la survie de l’entreprise”, qui est très dépendante de clients comme Air France et la SNCF, eux-mêmes très impactés par la crise. D’après un rapport d’expertise commandé par le comité social et économique de Bergams auprès de Syndex que Challenges a consulté, la valeur ajoutée de l’entreprise serait passée de 23 millions d’euros à 4,4 millions d’euros, entre 2019 et 2020, soit une baisse de 81%. Du côté du résultat net comptable, à l’équilibre en 2019 et 2018, la perte est de 8,6 millions d’euros en 2020.
S’ajoute à ces difficultés la question de l’harmonisation des salaires et des conditions de travail. “Un vieux démon” de l’usine du groupe Norac, selon le maire communiste de Grigny, Philippe Rio, qui suit le dossier de près. L’accord de performance précise la situation: “Bergams s’est construit au fil du temps par des acquisitions externes sans que n’ait été entreprise une harmonisation suffisante du statut collectif. Le constat est un empilement de conditions d’emploi différentes en termes de rémunération et de durée de travail créant l’incompréhension et un manque de flexibilité”. En clair, les salariés avaient des rémunérations et des horaires différents, à des postes équivalents.
Un feu de fortune, à côté du piquet de grève.
“40 salariés ont perdu plus de 500 euros par mois”
L’accord prévoit donc une harmonisation des salaires, une annualisation du temps de travail, la fin de certaines primes, et 37,5 heures hebdomadaires au lieu de 35 pour une partie des employés. Le temps de travail, pouvant exceptionnellement monter à 40 ou 42 heures, étant annualisé, les heures supplémentaires ne sont décomptées qu’à la fin de l’année, s’il y en a.
Pour l’entreprise, l’harmonisation fait mécaniquement baisser certains salaires, et monter d’autres. Nicolas d’Andrea, délégué syndical FO, est en désaccord: “Nous, on a 156 personnes sur 283 employés qui ont perdu de l’argent, et 40 ont perdu plus de 500 euros par mois”, sans qu’il soit précisé si une partie sera récupérée à la fin de l’année.
Un accord voté à 57% par les salariés
L’accord de septembre 2020, n’a été signé que par trois syndicats minoritaires: la CFDT, la CFE-CGC et la CFTC. L’entreprise passe alors par un référendum auprès de l’ensemble des salariés. Résultat, plus de 57% votent en sa faveur. La preuve, pour la direction, du plébiscite des salariés. Du côté des syndicats, on dénonce des pressions lors du processus de vote: “La direction s’est rendue chez les gens pour leur faire peur, explique Nicolas d’Andrea, délégué FO. On leur disait que s’ils ne signaient pas, l’entreprise allait fermer. On a douze nationalités différentes dans l’entreprise”, dont beaucoup qui ne comprendraient pas le français.
Selon la direction, le vote libre des salariés est un camouflet vis-à-vis des syndicats majoritaires (CGT, FO et Sud), revanchards. Une version contestée par Olivier Champetier, de la CGT. 36 salariés qui ont refusé l’accord ont quitté l’entreprise avec indemnités en janvier dernier: “Ils n’ont pas été remplacés. C’est aussi ça qui a suscité une dégradation des conditions de travail!”
Les salariés en grève de Bergams, sur le piquet de grève.
“Certains ne pouvaient plus payer leur loyer”
Instrumentalisation syndicale ou vraie colère des salariés? Une grève commence en septembre 2021. “Des collègues ne s’en sortaient plus avec la reprise de l’activité, ne pouvaient même plus payer leur loyer, explique Joseph Belinga, délégué du syndicat dit réformiste de la CFTC à Bergams, qui reconnaît avoir signé trop vite l’accord, et désormais lutter contre. Je suis allé alerter la direction pour leur dire que la situation était gravissime. Les arrêts maladie s’étaient multipliés par quatre ou cinq.” Olivier Champetier (CGT) abonde: “Ce ne sont pas les organisations syndicales qui ont lancé la grève. Ce sont les salariés qui sont venus nous voir.” La direction, elle, rejette l’idée d’une adhésion massive des salariés à la grève. La CFTC avance des chiffres, au plus fort de la grève, à plus de 90%, et désormais autour de 70% de grévistes. Côté CGT, on juge qu’il y a un total de 80 grévistes environ, soit « toute la production », 50% des employés présents sur le site, et 30% des effectifs totaux de l’entreprise.
Le conflit s’enlise, et la direction poursuit par deux fois les grévistes devant les tribunaux en les accusant de bloquer l’accès au site. Elle gagne en justice, sans obtenir cependant l’évacuation par la force. Les syndicats, eux, s’estiment blanchis par la justice. Malgré deux médiations judiciaires, syndicats et direction se renvoient la balle: les premiers veulent bien enlever les palettes si la direction discute; les seconds veulent bien discuter si les syndicats enlèvent les palettes. Philippe Rio, maire de Grigny, détourne une comptine enfantine pour décrire le conflit: “Je te tiens tu me tiens par la barbichette… Et tout le monde pleure à la fin.”
“Personne ne croyait à la liquidation”
Et la demande de liquidation arrive, suivie d’une déclaration de cessation des paiements auprès du Tribunal d’Evry le 4 novembre. Inévitable pour la direction, qui évoque des « pertes vertigineuses », et des contrats perdus à la chaîne. Catherine Fayet, de Solidaires 91, reconnaît: “Quand on nous disait d’arrêter la grève parce que la boîte risquait de fermer si on continuait, personne n’y croyait.” Les syndicats pointent le refus de dialogue de la direction, à l’image de Joseph Belinga de la CFTC, qui dénonce: “Pendant toute la grève, j’ai envoyé une dizaine de mails à la direction.”
Amadou Sow, délégué CGT (à gauche), discute sur le piquet de grève avec d’autres salariés.
“Je commence fortement à m’interroger sur les motivations du groupe, reconnaît Philippe Rio, maire de Grigny. J’ai essayé d’organiser des rencontres entre patronat et syndicat. La direction en a loupé, notamment l’une avec le préfet de l’Essonne. Il y a quand même un décalage », entre un plan social de 283 personnes et les revendications syndicales (retour aux 35h, rémunération des heures supplémentaires). L’édile se défend d’avoir choisi un camp, mais décrit un “faisceau d’indices” qui l’intriguent sur la stratégie de l’entreprise: une autre grève en cours à No’Pain, en Normandie, un autre site du groupe Norac, dirigé par Bruno Caron (397ème fortune de France) pour les mêmes motivations qu’à Bergams, ou encore la bonne santé économique de la société-mère.
L’espoir d’une reprise
Cette bonne santé du groupe est confirmée par le rapport d’expertise que nous avons pu consulter, qui souligne sa bonne résistance à la crise de 2020. Entre fin 2017 et fin 2020, la trésorerie du groupe Norac a augmenté de 60%. Du côté de la direction, on affirme que le groupe a toujours soutenu financièrement Bergams, après son investissement à Grigny il y a dix ans, et on juge que les grévistes, par une multiplicité d’explications, font diversion pour éviter d’assumer leur responsabilité.
Grigny est la commune la plus pauvre de France, et près de 300 familles dépendent financièrement de Bergams. Alors, chacun espère une issue heureuse. Philippe Rio, qui croit en la production de sandwichs ultra-frais en France, a adressé de nombreux courriers à des ministres (Jean Castex, Elisabeth Borne, Agnès Pannier-Runacher) et à la présidente de région, Valérie Pécresse. Il appelle régulièrement les cabinets ministériels, pour “s’accrocher au mince espoir d’une reprise”. À la CGT et à Solidaires, on souhaite aussi une intervention de l’État. Fatima Bakhakh, déléguée Sud de l’entreprise, affirme sur le piquet de grève: “On est prêt à travailler dans de bonnes conditions de travail”. L’usine trouvera-t-elle un repreneur? Même si la liquidation est évitée, comment apaiser le climat au sein de l’entreprise? Joseph Belinga, employé à l’usine et représentant de la CFTC, confesse: “C’est allé trop loin. C’est allé si loin qu’on se dit qu’on ne pourra pas se refréquenter.”
Aux abords du piquet de grève, des banderoles des différents syndicats.
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