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derrière les mondes virtuels, des enjeux bien réels

Les métavers, ces mondes virtuels plus ou moins absolus, sont de vieux rêves de l’informatique, que certains considèrent déjà comme concrétisés et d’autres comme toujours à réaliser. Ceux fantasmés par les Gafam sont en tout cas à la hauteur de leurs moyens : démesurés. Tout comme les enjeux économiques, juridiques et environnementaux qui en découlent. RFI fait le point avec des experts.

Lundi 18 octobre, Facebook a annoncé la création de 10 000 emplois en Europe dans les cinq ans à venir. Dix mille petites mains supplémentaires, pour une entreprise qui en comptait un peu moins de 60 000 à la fin de l’année 2020. L’objectif ? Aider l’entreprise de Mark Zuckerberg à concrétiser la réalisation de son métavers, un univers virtuel numérique parallèle au nôtre. Difficile d’en définir les contours : le concept, né de la science-fiction (voir encadré), a inspiré de nombreux projets de jeux vidéo ou de réseaux sociaux, rendant complexe l’isolement d’une seule définition pour ce terme.

Des métavers plus ou moins développés

D’où l’intérêt de bien distinguer les différents types de métavers. Ce mot est la contraction francisée de meta universe, méta-univers, comprenez « au-delà de l’univers ». Dans tous les cas, donc, sont des métavers les mondes qui ne sont pas dans notre univers physique, tangible. Aller au Puy-du-Fou n’est pas entrer dans un métavers : vous pouvez avoir l’impression d’être dans un univers médiéval parallèle, certes, mais ce dernier reste physique, régi par les lois de la gravitation, par le déroulement du temps.

Les métavers sont tous développés dans l’univers numérique, le code informatique détermine ce qu’il est possible d’y faire. L’être humain interagit avec ces mondes via une interface, un écran, un casque de réalité virtuelle, en dirigeant un avatar, une « marionnette de pixels », selon l’expression consacrée par le psychiatre Serge Tisseron. François-Gabriel Roussel, maître de conférences honoraire en Sciences de l’information et de la communication, invité sur RFI dans le Décryptage, définit ainsi les métavers comme « des mondes virtuels, numériques, persistants ». Ils ouvrent le champ des possibles et en cela, sont des mondes en puissance, ils sont virtuels avec une empreinte sur le réel. Ainsi est-il possible dans Second Life, l’un des premiers métavers vidéoludiques, de diriger son avatar dans un autre monde, d’interagir grâce à lui avec des avatars de personnes à l’autre bout de la planète et donc d’avoir une influence sur le monde réel.

Les métavers sont aussi comparables aux open-world, ces jeux vidéo dans lesquels le personnage que l’on dirige peut se déplacer dans des espaces très vastes, à ceci près que le niveau d’interaction avec d’autres individus réels est plus élevé. Dans Fortnite, le célèbre jeu vidéo, il existe depuis 2020 une sorte de métavers, où les joueurs peuvent échanger entre eux, regarder des bandes-annonces ou même assister à des concerts d’avatars d’artistes, comme ceux de la chanteuse américaine Ariana Grande ou du rappeur Travis Scott.

Mais le métavers de Fortnite n’en a que le nom pour Caroline Laverdet, avocate au barreau de Paris et spécialiste du droit des mondes virtuels. « Fortnite a une dimension ludique, avec une trame scénarisée. Il y a des échanges entre avatars, mais un cadre posé par l’éditeur restreint les possibilités. Dans Second Life, il y a quinze ans, il y avait une véritable liberté, un espace créé par des millions d’utilisateurs », nuance la juriste. Les métavers sont également persistants, car ils continuent de fonctionner même une fois que l’utilisateur s’est déconnecté.

Le Métavers des Gafam, l’eldorado de l’immersion totale

Pour le besoin de cet article, le « Métavers », avec un M majuscule, décrit un type précis de métavers. Celui rêvé par les grandes entreprises du numérique, tel qu’imaginé par les plus grands penseurs de science-fiction. Il se différencie des autres par son degré d’immersion et de substitution au réel. L’objectif est d’étendre la réalité à l’espace numérique : jusqu’ici, les métavers n’avaient pas encore d’impact fondamental sur le fonctionnement des sociétés.

Si vous n’avez toujours pas compris le concept du « #Metaverse » devenu si cher à #Facebook, vous avez un aperçu assez intéressant dans l’univers du film « Ready Player One (2018) par #Spielberg. Cela plaît à mes neveux, mais moi, est-ce l’âge, ça m’effraie.
https://t.co/Bylplml2ej

— Riadh Guerfali (@Astrubaal) October 20, 2021


Le métavers ne convainc pas tout le monde.

En théorie, il serait possible dans un Métavers de créer une entreprise qui produise de la valeur, de rendre des services, de faire la fête, de philosopher autour d’un feu avec des amis que l’on n’aurait jamais vraiment rencontrés… mais aussi de voler, de combattre Godzilla ou de partir sur un bateau pirate. « Globalement, dans ces univers, on peut à la fois répliquer des expériences qui existent dans le réel, virtualisées, ou s’affranchir de ses limites physiques terrestres pour imaginer d’autres types d’expériences. Ce sera au bon gré des développeurs », explique Julien Pillot, expert des stratégies des géants du numérique au micro de Clémentine Pawlotsky sur RFI. Tout cela grâce à un médium, les casques à réalité virtuelle, et, dans le futur, tous les autres appareils qui reproduiront les cinq sens, de l’odeur au toucher.

Quel est l’intérêt pour les Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) ou les BATX, leurs alter égos asiatiques (Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi) de se lancer dans la course au Métavers ? Trouver de nouveaux débouchés pour un marché qu’ils surdominent. Facebook, par exemple, espère augmenter le chiffre d’affaires de sa filiale Oculus. « Il y a un double intérêt pour Facebook d’être un pionnier de ce Métavers : d’une part, parce que cela fait partie de son ADN que de connecter les gens ; d’autre part, parce que la clé d’entrée du Métavers sera très certainement les casques de réalité virtuelle, et il se trouve que Facebook est un gros fournisseur de ces casques-là », poursuit Julien Pillot.

Facebook a racheté le fabricant de casques à réalité virtuelle Oculus en 2014, pour 2 milliards de dollars. AP – Marcio Jose Sanchez

Frédéric Bordages, expert indépendant en numérique et responsable du collectif Green IT, voit plutôt une emprise supplémentaire sur nos vies. « L’enjeu pour les Gafam est d’aller chercher encore plus de chiffre d’affaires en essayant de mobiliser encore plus de temps utile de notre cerveau. Ces compagnies le font en ajoutant des usages qui n’existaient pas avant. Le métavers va concurrencer la télévision et d’autres heures de loisirs consacrées à la lecture, à l’échange avec les autres », regrette-t-il.

Pour l’instant, le Métavers reste un eldorado : créer un véritable espace numérique où des milliards d’avatars pourront interagir chacun avec leurs environnements, où le monde serait suffisamment palpable, odorant et vivant pour le rendre crédible, est une prouesse technologique encore loin d’être réaliste.

Un défi technologique risqué pour la planète

Car si le Métavers est un monde numérique parallèle, il lui faut une attache physique… plus prosaïquement, des serveurs qui font tourner la simulation. Ces serveurs-là doivent pouvoir être connectés avec des dizaines de millions – voire des centaines à terme – de casques à réalité virtuelle, via la fibre ou la 5G. Ils doivent également être capables de traiter une quantité d’information colossale : modéliser un monde entier est incommensurablement plus gourmand en calculs informatiques, en lignes de code à transmettre que de produire un fil d’information Twitter ou Facebook. Sans compter les innovations à développer pour accentuer l’immersion de l’individu, en termes de production d’odeur ou de toucher.

Au micro de RFI, Julien Pillot est plutôt confiant sur le sujet : « En l’état actuel des technologies, il est clair que cela fait partie des fantasmes, fantasmes poursuivis par tout un tas de personnes. Mais toujours est-il que cela donne un cap sur lequel on va pouvoir s’accorder, sur lequel on va rencontrer quelques écueils technologiques, d’ordre économique aussi, car il faut investir pour donner corps à ce Métavers, et cet investissement appelle des retours sur investissement. » Il est donc probable que ce nouvel univers, tel qu’il est rêvé, ne sera pas ceux que produiront Facebook et les autres entreprises lancées dans la course ces prochaines années. Les leurs ne seront que des premières versions.

Un jeune garçon rentre de l’école à pied devant la mine de platine de Lonmin à Marikana près de Rustenburg, en Afrique du Sud, en 2014. Le platine est un minerai stratégique pour produire des écrans plats et des disques durs. AP – Themba Hadebe

La question est de savoir s’il y aura les ressources matérielles pour créer les versions suivantes, plus immersives. Le Métavers aura besoin d’une quantité de ressources énormes en métaux, qui viendront s’ajouter au développement de la 5G et des dizaines de milliards d’objets connectés qu’elle charrie. Frédéric Bordages questionne : « Les réserves rentables des métaux rares pourront approvisionner les industries pour trente années supplémentaires, pour fabriquer des éoliennes, des voitures électriques… pourquoi développer en plus des univers virtuels qui ne sont pas indispensables ? Ne devrions-nous pas mobiliser nos ressources numériques, qui vont devenir plus rares, pour se soigner, modéliser le climat, transmettre aux générations futures la connaissance acquise par l’Humanité ? »

Quelles lois pour le Métavers ?

Aux enjeux environnementaux s’ajoutent d’autres interrogations, d’ordre juridiques. Le Métavers sera-t-il un espace numérique légiféré comme les autres ? Caroline Laverdet considère que le droit s’applique : « Ce n’est pas parce que l’on est dans un monde virtuel que le droit ne s’applique pas. Il est vrai que certains utilisateurs, parce qu’ils sont derrière un avatar dans un monde virtuel, oublient que le droit est quelque chose auquel ils sont soumis. »

La spécialiste du droit dans les mondes virtuels concède également que le législateur doit encore recoudre certains trous dans le filet législatif. « Il y a d’abord le problème international, tous les pays n’ont pas les mêmes règles en matière de législation sur internet. Ensuite, quand on veut habiller un avatar, on peut vouloir recréer des marques, faire des contrefaçons, donc des problèmes en matière de propriété intellectuelle. Il peut aussi y avoir des enjeux en termes de droit du travail, de droit pénal… Différents domaines ont vocation à s’appliquer, et la réflexion à ce sujet est particulièrement excitante. » Par exemple, la question de l’héritage virtuel. Sur Facebook, il est actuellement prévu des démarches en cas de mort d’un utilisateur. Qu’en est-il du Métavers ? Qui hérite si un entrepreneur virtuel meurt alors qu’il engrangeait des milliers de monnaie virtuelle, convertissable en argent réel ? L’éditeur ? Le ou la conjoint(e) de l’entrepreneur ? Et si son avatar menait une double vie, quel conjoint ou conjointe prime ?

Du côté politique, pourtant, Frédéric Bordages n’a pas l’impression que les élus aient encore pris conscience des enjeux environnementaux et législatifs qu’un Métavers représente. « Le Métavers est un terme que le corps politique ne connaît pas. C’est très nouveau, et autant les politiques français et européens sont très en avance sur les enjeux d’encadrement du numérique, plus classique, autant la notion de réalité virtuelle n’est pas encore dans le radar des décideurs politiques. »

Les projets de Métavers dépasseront, et de loin, les métavers vidéoludiques actuels. Alors qu’ils ne sont pas encore réels, ils sont déjà des enjeux économiques et environnementaux, des enjeux de souveraineté pour les États, qui doivent suivre de près le sujet afin de ne pas légiférer sur le tard, comme cela a été le cas pour les réseaux sociaux.

La science-fiction, oracle de l’innovation ?

Thomas Michaud est un chercheur spécialisé dans l’étude de l’imaginaire et son impact sur les innovations. 

 

Quel rôle a joué la science-fiction dans le développement de métavers? 

Le concept de métavers a été défini par Neal Stephenson dans son romain Le Samouraï Virtuel en 1992. Or, c’est cette vision originelle qui a guidé nombre d’ingénieurs en informatiques et d’entrepreneurs de la Silicon Valley dans les années 2000 et 2010 à tendre vers la création d’un métavers. Aujourd’hui, les annonces de Zuckerberg et d’autres entreprises montrent que le projet est en train d’arriver à maturité. 

 

Le genre influence-t-il toutes les étapes d’innovation en la matière ? 

Un peu ! Dès 1982, William Gibson développe la notion de cyberespace, qui a stimulé la réflexion sur la construction de l’Internet. Ensuite, il y a eu cette idée de métavers et d’avatars, en 1992, qui imagine que l’on peut s’immerger dans un monde virtuel avec un casque. Ernest Cline écrit ensuite Ready Player One en 2011, adapté par Steven Spielberg au cinéma en 2018. Il approfondit le concept et le film permet de voir concrètement à quoi pouvait ressembler un métavers. Le livre a même été distribué par le fondateur d’Oculus à des milliers de ses collaborateurs. 

 

Quelles sont les mises en garde des auteurs qui se sont intéressés aux métavers ? 
Qui contrôlera le métavers, une entreprise, un État, une association ? C’est la question de la gouvernance qui se pose, qui se posait déjà pour l’internet et qui se posera dans le Métavers. Ernest Cline craint qu’une entreprise dystopique contrôle le métavers pour en faire un business, pour contrôler la population et non pas pour l’émanciper. Une critique commune est de dire qu’en passant trop de temps dans le Métavers, on finira par lui être complètement aliéné. Dans Virtual Revolution, un mouvement de résistance s’organise pour forcer les gens à sortir de cette prison que constituerait le monde virtuel, et à la fin, c’est un échec car tous veulent rester dans ce monde virtuel.

 

► Pour aller plus loin : « L’innovation, entre science et science-fiction », Thomas Michaud, ISTE, 2017

www.rfi.fr

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