La Russie multiplie les interventions ces derniers jours pour tenter de se placer au centre des débats sur la crise énergétique européenne. Le président Vladimir Poutine peut être tenté de jouer la carte des livraisons de gaz pour obtenir des concessions de l’Europe. Mais c’est un pari à double tranchant pour Moscou.
La crise de l’énergie fait-elle du Kremlin le maître du jeu ? À l’ouest, le président Vladimir Poutine a appelé, mercredi 13 octobre, à des efforts pour “stabiliser” le marché du gaz en Europe où les prix se sont envolés ces dernières semaines. À l’est, Pékin a toqué, le même jour, à la porte russe pour pouvoir importer plus de charbon, d’électricité et de gaz pour surmonter sa propre crise de l’énergie.
“À court terme la Russie est dans une position confortable, ne serait-ce qu’en raison du tarif du gaz”, assure Arild Moe, spécialiste du secteur de l’énergie russe à l’Institut norvégien Fridtjof Nansen, contacté par France 24.
Moscou en position de force
Son prix a, en effet, bondi de plus de 170 % depuis le début de l’année, ce qui constitue une très bonne nouvelle pour les finances de Moscou qui, à travers Gazprom, est le principal fournisseur de gaz pour l’Europe.
“Cela fait aussi longtemps que Moscou n’avait pas été dans une telle position de force pour négocier avec les pays européens”, ajoute Agata Łoskot-Strachota, spécialiste de la politique énergétique européenne au Centre d’études orientales de Varsovie, contactée par France 24.
L’Europe pense, en effet, que Moscou a les moyens d’étancher sa soif de gaz naturel. “La Russie dispose certainement d’une certaine marge de manœuvre car Gazprom n’a jamais fait plus qu’honorer les termes de ses contrats d’approvisionnement avec l’Europe”, rappelle Arild Moe. Bruxelles espère que le géant gazier puise dans ses réserves.
Plusieurs experts s’étaient étonnés, en juin, de la retenue des Russes qui n’avaient pas tenté de vendre plus de gaz aux Européens alors que les prix commençaient déjà à grimper. “Ces analystes suggéraient que Moscou exacerbait la flambée des prix [en limitant l’approvisionnement en gaz, NDLR] afin de forcer la main des Européens pour les laisser finir de construire le gazoduc Nord Stream 2”, rappelle le Financial Times.
Mais depuis cet été, la dernière pierre au controversé pipeline qui relie la Russie au nord de l’Allemagne a bien été posée. Il reste encore à obtenir l’accord du régulateur allemand et “la Russie peut dorénavant dire aux Européens que s’ils étaient moins tatillons sur les procédures, il pourrait rapidement avoir plus de gaz à disposition qui serait, donc, moins cher”, résume Arild Moe.
Les Russes n’ont, cependant, pas que le gazoduc Nord Stream 2 en tête. Ils voient peut-être plus grand. Vladimir Chizhov, l’ambassadeur du Kremlin à Bruxelles, a suggéré de manière assez peu subtile que l’UE ferait bien de “ne plus percevoir la Russie comme un adversaire”, si les 27 s’attendent à obtenir plus de gaz que ce qui était prévu dans les contrats.
Moscou pourrait ainsi chercher à “profiter de sa position de force pour obtenir des concessions par rapport à un certain nombre de régulations européennes qui les contrarient, comme par exemple le paquet climat-énergie actuellement discuté à Bruxelles”, estime Agata Łoskot-Strachota. D’après elle, Moscou pourrait même être tenté de remettre sur la table la sempiternelle question des sanctions économiques imposées par l’Union européenne en réponse à l’annexion de la Crimée en 2014.
La crise actuelle permet aussi au Kremlin de mettre l’Europe “face aux contradictions de sa politique énergétique”, estime Vladimir Kutcherov, spécialiste des questions d’énergie à l’Institut royal de technologie de Stockholm, contacté par France 24. “Il y a quelques années encore le marché de l’énergie européen était très stable avec des contrats sur 10 à 15 ans entre l’Europe et la Russie. Puis, Bruxelles a voulu introduire plus de flexibilité pour réduire sa dépendance au gaz russe [c’est-à-dire moins de contrats à long terme], ce qui a amené plus de volatilité des prix et a contribué à la situation de crise actuelle”, résume ce scientifique russe, qui s’amuse de voir l’Europe revenir demander à Moscou davantage de gaz.
Maître-chanteur énergétique
“C’est sûr que Gazprom souhaiterait inciter l’UE à signer davantage de contrats à long terme pour s’assurer des débouchés à l’heure où l’Europe développe de plus en plus les énergies renouvelables comme alternative”, confirme la chercheuse polonaise Agata Łoskot-Strachota.
Mais attention à ne pas pousser le bouchon trop loin, assurent les experts interrogés par France 24. Tout d’abord, Moscou aurait tort de faire croire à l’Europe que Gazprom peut résoudre la crise des prix de l’énergie d’un coup de baguette magique. “Cela risque d’être assez déceptif de faire miroiter une sortie de crise et cela pourrait se retourner contre la Russie”, prévient Agata Łoskot-Strachota.
En effet, Gazprom “dispose d’une certaine marge de manœuvre pour augmenter ses livraisons, mais pas autant que ça non plus car l’hiver commence aussi en Russie, et il faut également penser au besoin du marché intérieur”, souligne Catherine Locatelli, spécialiste de l’industrie pétrolière et gazière russe au Laboratoire d’économie appliquée de Grenoble, contactée par France 24.
Vladimir Poutine ferait bien aussi de ne pas apparaître comme un maître-chanteur énergétique. “Cela nuirait à l’image de partenaire commercial fiable que la Russie cherche à cultiver et pourrait causer du tort au pays à plus long terme”, assure Arild Moe, de l’Institut norvégien Fridtjof Nansen.
Si l’Europe ressort de cette crise convaincue que Moscou profite de la moindre occasion pour utiliser ses ressources naturelles comme armes diplomatiques, “cela va pousser Bruxelles à redoubler ses efforts pour trouver des alternatives à la Russie et à diversifier davantage ses sources d’approvisionnement en énergie”, conclut cet expert.
Surtout, “si le principal fournisseur de gaz naturel à l’Europe est jugé peu fiable, c’est la réputation du gaz dans son ensemble qui va en pâtir, et encourager Bruxelles à donner un coup d’accélérateur au développement des énergies renouvelables”, note Agata Łoskot-Strachota. Et Moscou, toujours très dépendant de ses exportations d’hydrocarbures, n’a pas grand-chose à proposer dans ce domaine.
Tous les chemins mènent à Pékin ?
Autant de risques que le Kremlin pourrait ignorer si les débouchés en Asie compensaient d’éventuelles pertes de part de marché en Europe. Les déclarations de la Chine, qui compte importer plus de charbon et de gaz russes, indiquent clairement qu’il y a du potentiel. “Il est évident que la Russie voudrait favoriser la Chine, qui compte continuer à utiliser du gaz naturel alors que l’Europe veut basculer au maximum vers les énergies renouvelables”, confirme Catherine Locatelli.
Mais pour l’instant, la Chine est encore loin de pouvoir prendre le relais. Il n’y a qu’un seul pipeline qui permet de livrer au maximum 38 milliards de m3 de gaz par an à la Chine. C’est très loin des plus de 200 milliards de m3 par an que la Russie peut vendre à l’Europe.
Moscou et Pékin vont “peut-être profiter de cette crise pour accélérer la construction du second gazoduc, baptisé Power Siberia 2”, note le quotidien allemand Süddeutsche Zeitung. Mais même cette seconde liaison ne “fera au mieux que doubler le volume de gaz livrable à la Chine”, souligne Agata Łoskot-Strachota.
Autrement dit, la Russie continuera à rester, encore un certain temps, dépendante de ses acheteurs européens. La manière dont Moscou va gérer cette crise énergétique en Europe est, donc, “un moment de vérité pour Vladimir Poutine, soit il montre qu’il vise les profits à court terme dus aux prix forts du gaz, soit il démontre qu’il privilégie la stabilité de la relation à long terme avec l’Europe”, conclut la chercheuse polonaise. Le spécialiste norvégien Arild Moe n’a pas trop de doutes quant à l’option privilégiée par le maître du Kremlin : “Il a toujours démontré qu’il était très fin tacticien, mais plutôt piètre stratège à long terme”.
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