Kristalina Georgieva, la directrice du Fonds monétaire international, risque de perdre son travail cette semaine. Elle est accusée par les États-Unis et un rapport indépendant d’avoir cédé à l’influence chinoise à l’époque où elle était numéro 2 de la Banque mondiale. Mais pour les défenseurs de cette économiste, les enjeux de cette bataille vont bien au-delà d’une question de personne.
Petits meurtres entre amis économistes. La réunion annuelle des deux principales organisations financières mondiales – le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale –, qui débute lundi 11 octobre, risque de virer au jeu de massacre pour décider de la survie ou non de Kristalina Georgieva au poste de directrice générale du FMI.
La sentence est censée tomber « très bientôt », a assuré le conseil des directeurs de la prestigieuse institution internationale, dimanche 10 octobre. Les 24 membres de ce cénacle auraient fait « des progrès significatifs » sur l’épineuse question de l’avenir de celle qui a remplacé la française Christine Lagarde à la tête du FMI en 2019.
Janet Yellen ne répond plus
Le destin de Kristalina Georgieva est devenu un véritable enjeu de géopolitique. D’un côté, les États-Unis et le Japon, deux des principaux bailleurs de fonds du FMI, veulent se débarrasser d’elle. De l’autre, les principales puissances européennes – Royaume-Uni, France et Allemagne –, la Chine et la Russie sont beaucoup moins pressées de la voir partir, raconte le Financial Times.
Alors pourquoi est-ce que Janet Yellen, la secrétaire au Trésor (équivalent du ministre de l’Économie) du président américain Joe Biden, ne veut-elle plus répondre aux appels téléphoniques de Kristalina Georgieva ? Pourquoi est-ce que des élus démocrates ont réussi à se mettre d’accord avec des républicains pour, de concert, émettre des doutes sur la crédibilité du FMI sous une présidence de l’économiste bulgare ?
Sa réputation a été durement éprouvée par la publication, le 16 septembre 2021, d’un rapport sur des soupçons de manipulation de données au sein de la Banque mondiale en 2017. Kristalina Georgieva, qui occupait alors le poste de numéro 2 de la Banque mondiale, y est accusée à mots à peine couverts par le cabinet américain d’avocats WilmerHale d’avoir aidé la Chine à ne pas perdre de place dans le prestigieux rapport annuel « Doing Business ».
« Ces conclusions se lisent comme un polar sur les dessous de la prise de décision à la Banque mondiale », assure Adam Tooze, un professeur d’histoire contemporaine à l’université de Yale, dans un article en défense de Kristalina Georgieva, publié sur son blog.
Le document du cabinet juridique explique comment Pékin aurait fait pression sur Jim Yong Kim, alors patron de la Banque mondiale, et sa numéro 2 pour que l’édition 2018 du rapport « Doing Business » reflète au mieux les efforts de réformes économiques entrepris par la Chine.
L’inquiétude des Chinois peut se comprendre : ce document publié tous les ans depuis 2002 est « la chose la plus utile élaborée par la Banque mondiale », assure le Wall Street Journal dans un éditorial de fin de septembre consacré au scandale. Il est devenu au fil des ans la bible des investisseurs pour choisir dans quel pays investir et sert même à la Banque mondiale pour établir sa stratégie de prêts aux États en voie de développement. « Paul Kagame au Rwanda avait mis en place une ‘task force’ pour réfléchir aux meilleures réformes à entreprendre pour gagner des places au classement du rapport ‘Doing Business’, tandis que Narendra Modi a fait campagne pour sa réélection en Inde en mettant en avant les bonnes notes de son pays dans ce rapport », rappelle dans un billet de blog Justin Sandefur, chercheur au Center for Global Development, un cercle de reflexion nord-américain sur l’économie du développement.
Sauver le classement de la Chine
Problème : les équipes du rapport « Doing Business » étaient arrivés à la conclusion que la Chine avait perdu sept places en un an. L’enquête du cabinet WilmerHale suggère que la direction de la Banque mondiale pensait ne pas pouvoir se permettre de froisser Pékin alors qu’en parallèle, l’institution cherchait à lever des fonds.
C’est pourquoi Kristalina Georgieva aurait demandé à ses troupes de trouver un moyen de rosir le tableau chinois. Elle se serait même « rendue au domicile de l’auteur principal de la partie sur la Chine dans ‘Doing Business’ pour s’assurer en personne que les modifications apportées avaient un effet suffisant sur le classement du pays », peut-on lire dans le rapport WilmerHale.
Difficile d’imaginer pire péché aux yeux de Washington que de faire preuve de favoritisme envers la Chine dans le contexte actuel de tensions sino-américaines. C’est pourquoi les États-Unis et leur principal allié dans la zone Pacifique – le Japon – veulent qu’elle quitte le poste très stratégique de patronne du FMI.
Dans une lettre envoyée fin septembre à Janet Yellen, des sénateurs républicains mettent en garde contre ce qu’ils appellent les dangers d’avoir à la tête du FMI une personnalité susceptible de céder aux pressions chinoises.
Kristalina Georgieva a vigoureusement nié ces accusations. Elle a rapidement reçu des soutiens, en commençant par plusieurs États européens qui avaient milité pour sa nomination au poste de directrice en 2019.
« Hystérie antichinoise »
Les ministres des Finances de 16 pays africains ainsi que plusieurs économistes de premier plan, tous classés à gauche sur l’échiquier politique, se sont aussi mobilisés pour défendre la patronne du FMI. « Ce rapport [du cabinet WilmerHale] est un pur travail de sape », s’est emporté Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie en 2001 et ancien économiste en chef de la Banque mondiale, dans une tribune publiée par le site Project Syndicate. « Kristalina Georgieva subit un traitement qui rappelle le maccarthysme [chasse aux sorcières idéologiques contre le communistes aux États-Unis dans les années 1950, NDLR] », s’insurge, pour sa part, Jeffrey Sachs, le célèbre économiste américaine et spécialiste des questions de développement, dans une tribune publiée par le Financial Times.
Pour eux, les attaques contre Kristalina Georgieva sont l’œuvre de la droite ultra-conservatrice américaine, « obnubilée par sa paranoïa antichinoise » et sa défiance à l’égard du FMI. Depuis son arrivée à la tête du FMI, la Bulgare a, en effet, mis en œuvre une politique beaucoup plus favorable aux pays pauvres que celle de ses prédécesseurs. Son action pendant la pandémie pour venir financièrement en aide aux pays les plus touchés par la crise sanitaire, a été saluée par la plupart des économistes du développement, rappelle le Wall Street Journal. Elle a aussi indiqué que le FMI devait davantage prendre en compte le réchauffement climatique dans ses stratégies d’investissement.
De quoi hérisser le poil des conservateurs américains. Et ce ne serait pas un hasard, assure Joseph Stiglitz, si l’enquête du cabinet WilmerHale a été commandée par David Malpass, devenu patron de la Banque mondiale en 2019 sur recommandation de l’ex-président américain Donald Trump. « Il est réputé hostile au FMI et la Chine », confirme l’historien Adam Tooze.
La seule bonne nouvelle, aux yeux des défenseurs de Kristalina Georgieva, a été que ce scandale a poussé la Banque mondiale à abandonner une bonne fois pour toute, le 16 septembre, son célèbre rapport « Doing Business ». Pour Joseph Stiglitz et d’autres, ce document était le reflet d’une vision ultra-libérale du monde qui n’aurait plus lieu d’être.
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