Depuis plusieurs décennies, les thèses conspirationnistes essaiment sur les réseaux sociaux. Le phénomène, parfois proche de l’emprise sectaire, a été amplifié par la crise du Covid-19, constatent les associations d’aide aux victimes. France 24 a recueilli les témoignages de personnes touchées par ce problème.
« Personne n’a jamais marché sur la Lune », « les attentats du World Trade Center sont une pure invention »… Les thèses complotistes ont trouvé en Internet un terreau fertile. Récemment, la pandémie de Covid-19 a fait exploser les théories complotistes les plus fantaisistes. Problème, ces thèses farfelues auxquelles des individus adhèrent brisent bien souvent les familles.
« Perdu » est d’ailleurs un terme qui revient souvent pour évoquer un proche tombé dans les théories complotistes. « Il n’y a pas longtemps, une mère m’a dit : ‘Je dois faire le deuil de mon fils’, alors qu’il est toujours en vie. Elle avait l’impression de l’avoir perdu, c’est tellement triste », raconte Pascale Duval, porte-parole de l’Union nationale des associations de défense des familles et de l’individu victimes de sectes (Unadfi), qui vient en aide aux victimes des sectes et des théories du complot. « Ceux qui souffrent les premiers, ce sont les proches », poursuit-elle, notant que cela représente actuellement 70 % des personnes qui contactent l’organisme. « Ce sont des parents, des enfants, des conjoints, des frères et sœurs, des amis, tous les proches. Ils nous disent : ‘Je ne sais pas quoi faire’, ‘J’ai perdu le contact’, ‘On n’arrive plus à dialoguer’, ‘Ce n’est plus le même’. Ils cherchent désespérément de l’aide. »
Des alternatives séduisantes
Avec la pandémie de Covid-19, les appels ont explosé à l’Unadfi. L’organisme a reçu 4 323 demandes d’aide, soit 12 % de plus que l’année précédente. Pour Pascale Duval, les théories du complot sont clairement responsables de cette forte hausse. « Quelle que soit la catastrophe, humanitaire ou naturelle, on voit toujours un accroissement de l’activité sectaire à ces moments-là », analyse-t-elle, citant par exemple les théories complotistes sur le changement climatique ou les attaques terroristes. Selon elle, c’est la peur, la frustration ou le déni de la réalité qui poussent ces personnes à chercher ainsi d’autres explications, plus « crédibles » pour eux, afin d’expliquer ces catastrophes ou d’en trouver des responsables.
Pascale Duval cite l’exemple récent d’une plainte reçue par l’Unadfi venue d’une femme dont la sœur et la mère ont commencé à regarder de nombreuses vidéos anti-vaccin sur les réseaux sociaux et refusent depuis de venir à son mariage. Elle explique aussi qu’une fois qu’une personne commence à consulter des sites complotistes, ses croyances s’élargissent au fur et à mesure qu’elle devient perméable à l’irrationnel. Cela couplé aux algorithmes d’Internet qui fournissent toujours plus de ressources et de théories à explorer, créant « un effet boule de neige ». Le mécanisme des théories du complot est proche de celui des sectes. « Ce qui est commun à tous les cas, sectaire ou complotiste, c’est cette rupture de contact, qui créé des déchirures dans les relations. C’est constant et systématique », conclut-elle.
L’isolement, facteur de risque
Autre exemple, celui de Mathieu*. D’aussi loin qu’il s’en souvienne, son père a toujours été un provocateur aux blagues et remarques transgressives. Mais quand il a commencé à adhérer aux théories complotistes, les choses sont rapidement devenues incontrôlables. « Quand il m’a dit de ‘regarder le rapport du FBI’ démontrant qu’Hillary Clinton torturait des bébés et buvait leur sang pour vivre éternellement, j’ai su avec certitude que je l’avais perdu », se souvient Mathieu. « C’était fini. Je ne reverrai plus jamais celui qu’il était. »
Comme souvent dans ces cas-là, « la métamorphose s’est opérée au moment où il était le plus vulnérable : ses finances s’étaient effondrées, il avait perdu sa maison. Plus dur encore, on lui avait diagnostiqué une maladie grave à l’issue potentiellement fatale. Le fait qu’il se retrouve seul à la retraite, sans amis, ne l’a pas aidé. »
« Je me sens un peu responsable parce que beaucoup de gens tombent dans ces situations lorsqu’ils sont isolés », abonde Mathieu, devenu malgré lui expert en théories du complot depuis que son père a commencé à se rapprocher du mouvement QAnon, qui prétend que le monde est dirigé par une cabale de pédophiles adorateurs de Satan. « Je me sens coupable comme lorsqu’un proche se suicide. Vous avez l’impression que vous auriez dû être plus présent », assène le fils amer.
Le basculement rapide et progressif
La transformation s’est faite rapidement. Elle a commencé avec le partage de liens concernant QAnon sur Facebook. « Puis, il s’est mis à m’envoyer des messages privés sur le changement climatique, soutenant ‘que tout cela était un canular’ ». Les messages postés sur les réseaux sociaux sont rapidement devenus plus grossiers et violents. « Vraiment hardcore. Il publiait des photos de politiciens avec une corde autour du cou et diffamait les gens, disant notamment que Michelle Obama était une transsexuelle. »
Par la suite, les relations entre le père et le fils n’ont fait que s’envenimer. En mars 2020, au début de la pandémie, Mathieu est convaincu d’être tombé malade du Covid-19. Lorsqu’il parle à son père de ses nombreux symptômes persistants, il est choqué par sa réaction : « Oh, tu parles de cette ‘grippe’ que tu as eue ? » Le passage de simple sympathisant des théories complotistes de QAnon à membre actif était bien amorcé. Le retraité publie alors avec frénésie sur les réseaux sociaux des contenus complotistes et relaie la désinformation liée au Covid-19, aux masques et aux vaccins. Mathieu prend alors la décision de s’éloigner de son père, au moins sur Facebook. « Je n’en pouvais plus. » Actuellement, si le jeune homme garde toujours un lien, il veille à ne pas aborder les sujets qui fâchent. « Nous sommes toujours en contact parce qu’il est malade, (…) mais ce n’est probablement qu’une question de temps avant que je ne lui parle plus jamais. J’ai l’impression de l’avoir perdu. »
« Extrêmement difficile à convaincre »
Consciente du problème, la Commission européenne a récemment mis en place une plateforme dédiée à l’identification, la démystification et la lutte contre les théories du complot autour du Covid-19. « La pandémie de coronavirus a vu une augmentation des théories du complot nocives et trompeuses, se propageant principalement en ligne », indique-t-elle sur son site. Elle y distille des conseils aux personnes sur la façon de se comporter avec des amis ou des membres de la famille qui ont adhéré à ces théories. Tout en prévenant que « les personnes qui croient fermement aux théories du complot sont extrêmement difficiles à convaincre ».
Même constat sur le terrain. « Ramener quelqu’un à ce qu’il était avant est un long processus, si toutefois c’est encore possible », souligne Mike Kropveld, fondateur et directeur d’Info-Secte, organisme à but non lucratif basé à Montréal. « Émotionnellement et psychologiquement, ces situations peuvent être très épuisantes pour la famille. Il faut parler avec des personnes qui se trouvent dans des situations similaires », explique-t-il.
Les théoriciens du complot sont si « émotionnellement liés » aux croyances que toute tentative de les réfuter s’avère bien souvent vaine. Pire, on peut même aggraver la situation. « Si vous tombez amoureux d’une personne et qu’on vous dit qu’elle veut vous manipuler et vous exploiter […]. Il est très peu probable que vous la laissiez tomber et cherchiez quelqu’un d’autre. Il est plus probable que vous vous enfermiez plutôt avec elle », analyse Mike Kropveld. « Comme en amour, les théories du complot rendent aveugles. Il est très rare que quelqu’un se ‘réveille’, convaincu par quelqu’un de l’extérieur. Cela doit venir d’eux. »
Des signes avant-coureurs
Il n’y a pas de profil type. Mais pour les spécialistes de la question, il y a tout de même certains comportements à surveiller. « Souvent, ils nourrissent déjà un niveau de méfiance accru à l’égard du système politique et se montrent sensibles aux idées qui vont à rebours des courants dominants », explique le responsable, ajoutant qu’une situation de vie difficile peut vite mettre de l’huile sur le feu. L’isolement, la perte d’un emploi sont en effet des facteurs aggravants qui peuvent faire basculer un individu à la recherche « de solutions ou de réponses simples sur ce qui l’entoure », estime Mike Kropveld. En pareille situation, « la meilleure chose à faire est de maintenir un lien constant. Car il sera toujours plus difficile à un individu de se sortir de ces théories s’il reste seul ».
Mathieu, lui, n’a plus d’espoir de sortir son père des théories de QAnon. Mais il s’est promis de ne plus jamais minimiser les signes avant-coureurs qu’il pourrait percevoir dans son entourage. « Dès que quelqu’un publie quelque chose de conspirationniste en disant ‘Je ne suis pas d’accord avec tout ce qu’il dit, mais…’, il est souvent presque trop tard. »
*Le prénom a été modifié
Cet article a été adapté de l’anglais par Aude Mazoué, retrouvez l’original ici
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