Six ans après la nuit d’horreur du 13 novembre 2015, les victimes des attentats ont été appelées mardi pour la première fois à témoigner à la barre. Bouleversante succession de récits entrecoupés de sanglots et de rancœur. Récit.
Quelques minutes avant le début de l’audience consacrée aux parties civiles, Bilal Mokono, agent de sécurité au moment des faits, avance déterminé. Dans son fauteuil roulant. Victime d’un terroriste qui s’est fait exploser à trois mètres de lui au Stade de France, il compte prendre la parole, comme une quinzaine d’autres victimes. Depuis ce mardi 28 septembre et pendant cinq semaines, plus de 300 victimes des attentats du 13 novembre 2015 vont témoigner devant la cour d’assises spéciale de Paris. Une étape clé pour les parties civiles, qui comptent profiter de ces prises de parole pour se reconstruire.
Un premier jour d’audition des parties civiles consacré aux personnes présentes aux abords du Stade de France. Six récits de gendarmes de la Garde républicaine s’enchaînent. Des témoignages noyés de larmes qui rendent compte de vies brisées. Le gendarme Philippe, major d’infanterie à la Garde républicaine, s’avance en premier à la barre. Chemise de bûcheron bleue, cheveux gris, lunettes à monture noire, il retrace la soirée aux abords du stade, ponctuée par les trois explosions.
« Le début de la soirée se déroule sans problème. Nous déployons la cavalerie et patrouillons la zone sur six chevaux. Ce soir-là, il y avait une rencontre amicale, aucune raison que les choses se passent mal. » Pourtant, en passant devant la porte D, son équipe est soufflée par « une déflagration ». Au milieu d’une épaisse fumée, il bascule dans l’indicible. Il découvre les restes du kamikaze « en position à genoux, le tronc d’une personne posé à l’avant, la tête posée vers moi. J’avais l’impression qu’il me regardait. J’ai vu une jambe nue, comme celle d’un mannequin de vitrine. Et j’ai réalisé qu’il s’agissait d’un corps humain. »
« On parle beaucoup des policiers du Bataclan. Nous, on n’existe pas »
La terrible narration de la soirée se poursuit. En résumé, « chacun s’est occupé des blessés. J’étais patron ce soir-là, j’ai essayé de faire du mieux que j’ai pu », confie le gendarme, la voix étouffée par les sanglots. « [Le lendemain des attaques,] ma femme m’a dit qu’il fallait que j’en parle aux petits. Je leur ai dit : ‘Posez-moi cinq questions chacun et après on n’en parle plus.’ Et je m’y suis tenu », raconte-t-il. Aujourd’hui pourtant, il sort de son silence, rompant avec sa promesse pour lutter contre l’oubli. « On parle beaucoup des policiers du Bataclan. Nous, on n’existe pas, alors que nous étions bien présents. »
« Il n’est pas question de traiter différemment les lieux d’attaque », lui répond le président Jean-Louis Périès. « Aujourd’hui, reprend le garde républicain, je ne peux pas dire que je suis heureux au quotidien. Au début, j’avais des cauchemars, aujourd’hui, je n’en ai plus. » Les explosions n’ont pas laissé de traces sur son corps mais les traumatismes sont bien présents. Pour les matérialiser, il s’est fait faire un petit tatouage, « comme ça, c’est marqué sur moi aussi ».
Pierre, aujourd’hui retraité de la Garde républicaine, se présente à la barre comme un « post-traumatisé ». « Nous partons ce jour-là à 13 h 13, on se dit qu’il ne faut pas être superstitieux. » La suite va lui donner tort. L’homme visiblement fragile, voix fluette et tremblante, retrace lui aussi les détails de cette soirée tragique au cours de laquelle il se retrouve face au corps démembré du kamikaze. « Je n’ai pas la force de mes camarades. J’ai du mal à dormir, à manger. J’ai demandé à être suivi par une psychologue. Je le vis très mal. La vie continue, mais je ne suis toujours pas bien. Je garde en moi le bruit, je garde en moi l’odeur. Les terroristes n’ont pas seulement fait des blessés et des morts, ils ont mis la terreur dans les familles. Les blessés de l’intérieur ne guériront jamais. » Pas de question des avocats. Il regagne le banc des parties civiles et s’effondre en pleurs. Les psychologues présents dans la salle prennent l’ancien gendarme en charge.
Quatre autres gendarmes livrent le même type de récit désarmant devant une salle submergée par l’émotion. Des histoires noyées de larmes. Dans chaque témoignage, de la colère devant le manque de compassion de la hiérarchie, restée insensible à la souffrance des hommes présents sur place. Un seul témoignage dénote des autres. Celui du chef Laurent, pull en laine bleu, manches relevées, allure décontractée, qui assure aller bien. Après avoir quitté sa région et son travail, il explique à la barre ne pas avoir de signes traumatiques. « Je le vis plutôt pas mal. J’ai deux sentiments : je suis à la fois content d’avoir échappé à la mort et je me dis que cela fait partie du boulot. » Mais l’homme souhaite tout de même témoigner au nom de la justice. « Au final, ils n’ont pas gagné, conclut-il. C’est eux qui sont derrière [la vitre du box des accusés] et nous qui sommes libres. »
« Mon Dieu, pas mon fils, pas mon fils »
Vient le tour de Sophie Dias, 39 ans, fille de Manuel Dias, unique personne présente au Stade de France à être décédée, de quitter le banc des parties civiles pour se présenter devant les juges. Elle préparait son mariage au Portugal le soir du 13 novembre. Après des heures d’angoisse, elle évoque la difficulté d’obtenir des nouvelles de son père. Elle finit par apprendre la terrible nouvelle. Depuis, elle vit le manque de ce « papa poule » qui lui manque tant et subit toujours, six ans après, le parcours sans fin pour être reconnue comme victime auprès des institutions « froides » et « dénuées de compassion ». Aujourd’hui, elle se bat contre l’oubli des victimes du Stade de France. Pour qu’on ne parle plus jamais « du passant décédé du Stade de France, mais de Manuel Dias ».
Puis, Bilal Mokono avance jusqu’à la barre dans son fauteuil roulant. Comme ses prédécesseurs, il retrace sa nuit d’horreur. Agent de sécurité, il était invité en tribune officielle, accompagné de son fils Rayan, pour voir le match au stade ce soir-là. Avant d’entrer dans l’enceinte, il achète un sandwich dans une échoppe devant le stade. En allant aux toilettes, il « croise un homme bizarre à l’air anxieux, transpirant ». Quelques minutes après, il entend « une énorme explosion ». La voix étreinte par les larmes, il raconte avoir cherché son fils de 13 ans et cédé à la peur, lui qui n’avait jamais éprouvé ce sentiment auparavant. « Mon Dieu, pas mon fils, pas mon fils », se souvient-il avoir crié. Il finit par le trouver et pleurer dans ses bras. Depuis, il est « rongé par un sentiment de révolte [et] d’impuissance ». Confronté aux problèmes médicaux quotidiens, il tente de faire face. « Je suis musulman, poursuit-il. Je fais mes cinq prières par jour, mais j’ai du mal à pardonner à quelqu’un qui s’en prend à des innocents. […] Aujourd’hui, j’attends que la justice fasse son travail », martèle-t-il en jetant un regard appuyé sur le box des accusés.
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