La loi dite du « battement de cœur » (« heartbeat act ») entrée en vigueur dans l’Etat américain du Texas, mercredi 1er septembre, ouvre la voie à une remise en cause de quarante-huit ans de jurisprudence protectrice du droit à l’avortement aux Etats-Unis. Votée au printemps par l’assemblée de l’Etat, historiquement conservateur, la mesure interdit tout avortement dès que l’activité cardiaque du fœtus débute – soit à partir de six semaines de grossesse environ –, en apparente contradiction avec la protection garantie par l’arrêt Roe v. Wade : adopté par la Cour suprême en 1973, ce texte majeur de l’histoire juridique américaine considère le choix à l’avortement comme un droit à la vie privée sur lequel le gouvernement ne peut intervenir pendant le premier trimestre de grossesse.
Une jurisprudence depuis prolongée dans un arrêt de la Cour suprême en 1992 (les Etats ne peuvent imposer aux femmes un « fardeau excessif » dans l’accès à l’avortement avant environ six mois de grossesse), lui-même renforcé en 2016.
La ligne adoptée par la Cour suprême a été attaquée à plusieurs reprises depuis 1973. En 2019, cinq Etats avaient déjà voté des lois abaissant à moins de huit semaines de grossesse la période pendant laquelle un avortement est possible, mais celles-ci avaient été suspendues avant leur entrée en application. Mercredi, la Cour suprême n’a pas pris la même décision en prétextant des « questions de procédures inédites et complexes » soulevées par l’examen de cette nouvelle loi au Texas.
Que prévoit la loi dite du « battement de cœur » ?
Le texte texan interdit, donc, tout avortement à partir du moment où un « battement de cœur du fœtus » est détecté, soit environ après six semaines de grossesse. Aucune exception n’est prévue en cas de viol ou de grossesse suivant des rapports incestueux : seule une mise en danger de la vie de la mère peut permettre une demande après ce délai.
Si la proposition n’est pas nouvelle, sa mise en œuvre la différencie des précédentes campagnes des élus anti-avortement sur un point : l’Etat du Texas n’est pas autorisé à engager de poursuites. Une procédure peut uniquement être ouverte au civil, à l’initiative de citoyens.
Cette disposition sert de rempart aux recours juridiques. L’arrêt Roe v. Wade ne mentionne, en effet, que les règles dont l’application est du ressort des Etats : c’est sur ce point que les partisans du droit à l’avortement fondent habituellement leurs recours, en contestant par exemple les poursuites engagées par les procureurs contre les cliniques acceptant d’accompagner les femmes souhaitant avorter.
Cependant, quelle réaction adopter lorsque aucune autorité n’est désignée pour faire respecter la loi ? « Un recours avant l’entrée en vigueur de la loi est selon moi impossible, anticipait, dès le mois de mai, Josh Blackman, professeur de droit constitutionnel à l’université du sud du Texas. Pourquoi ? Parce qu’il n’y a personne à poursuivre ! (…) Le gouverneur [de l’Etat] a signé le texte mais n’a aucun pouvoir pour appliquer la loi. » Le chercheur considérait alors que de premières plaintes devaient être déposées en vertu du texte pour que les défenseurs du droit à l’avortement puissent faire entendre leurs arguments devant un tribunal.
Le texte ne vise pas directement les femmes mais dissuade toute personne susceptible de les aider
En lieu et place du bureau du procureur, tout citoyen, même sans aucun lien avec la personne ayant procédé à un avortement au-delà du début de l’activité cardiaque du fœtus, peut décider de porter plainte. Avec une nuance de taille : les femmes elles-mêmes ne peuvent être concernées par les poursuites.
Le délit créé vise, d’un côté, les médecins pratiquant les avortements, de l’autre, « toute personne qui viendrait en aide [“aid and abet”] à la réalisation d’un avortement » après le délai imposé. Le périmètre de cette « aide » pourrait être large : le texte voté intègre dans le délit l’aide financière des assurances ; accompagner une femme en voiture jusqu’à l’hôpital en ayant connaissance de son projet d’avorter pourrait aussi, autre exemple, devenir une action répréhensible.
Tout est fait pour complexifier la procédure des personnes poursuivies : même si le tribunal leur donne raison, elles ne peuvent demander de remboursement de leurs frais d’avocats. Les plaignants, en cas de victoire, obtiennent de leur côté ce remboursement et une indemnisation fixée à un minimum 10 000 dollars (environ 8 500 euros). Une manière d’encourager les Texans à participer au dispositif tout en dissuadant les femmes souhaitant avorter, ainsi que les établissements disposés à les accueillir.
Une loi « sans précédent » devant la Cour suprême
Des opposants à la mesure avaient saisi « en urgence » la Cour suprême, qui a refusé, mercredi, d’interrompre l’entrée en vigueur du texte. Cinq des neuf juges ont voté pour ne pas examiner le fond de la loi, sans pour autant rejeter d’en débattre lors de prochains recours.
« Une loi évidemment inconstitutionnelle, conçue pour priver les femmes de leurs droits constitutionnels et échapper à tout examen juridique approfondi », a pourtant considéré Sonia Sotomayor, l’une des juges opposée à la décision, dans un argumentaire rendu public. « Le régime législatif proposé n’est pas seulement inhabituel, mais il est sans précédent », a poursuivi le juge John Roberts, classé comme conservateur, mais qui a voté pour suspendre la loi.
Le choix du Parlement du Texas de voter ce texte au printemps 2021 n’est pas un hasard : les arrivées successives des juges nommés par Donald Trump (Neil Gorsuch, Brett Kavanaugh et Amy Coney Barrett) à la Cour suprême, conjuguées à la mort de la juge Ruth Bader Ginsburg, qui y défendait l’égalité des sexes, ont fait basculer l’instance vers une majorité conservatrice. Leur décision récente d’organiser une audience, à l’automne, sur une loi du Mississipi abaissant la période limite pour avorter à quinze semaines de grossesse qui n’aurait pas été examinée auparavant, en est un autre signe.
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