« Dieu merci, j’ai eu la chance d’être amputé ! », s’exclame Inza Ouattara six ans après « l’embuscade » qui a failli lui coûter la vie. Secrétaire général d’une coopérative de la région de Fresco, dans le sud de la Côte d’Ivoire, il roulait sur la voie qui longe le littoral lorsqu’il s’est fait surprendre par des coupeurs de route. « Ils pensaient que je me promenais avec de l’argent et ont rafalé ma voiture. Mais j’ai pu rejoindre l’hôpital et m’en sortir », raconte-t-il, perché sur sa jambe en métal.
Malgré sa mésaventure, Inza Ouattara, qui est également représentant des acheteurs de matières premières de la région, continue d’emprunter cette « Côtière » jonchée de nids-de-poule, dont son activité dépend. « Quand tu fais du commerce, les gens pensent que tu te fais beaucoup d’argent. Mais si on gagnait bien notre vie, on construirait des usines. Ce que je fais, c’est juste le “débrouillement”, je me bats pour nourrir la famille », confie-t-il près d’un 35 tonnes rempli de graines de palme, en partance pour l’est du pays.
Reliant Abidjan, la capitale économique, à San Pedro, le premier port cacaoyer au monde, la route du littoral est l’un des axes les plus dangereux et les moins bien entretenus du pays. S’y croisent quelques poids lourds de marchandises, des minicars de voyageurs et des routiers téméraires. Mais l’interminable nationale, longue de plus de 300 km, vit surtout au rythme des accidents, des pannes et des attaques.
Un potentiel touristique énorme
Construite sous la présidence de Henri Konan Bédié (1993-1999), elle sillonne une côte riche en matières premières et au potentiel touristique énorme. Des hôtels poussent doucement près des baies paradisiaques et de riches investisseurs, comme le footballeur Didier Drogba, ont récemment acheté des terres dans l’espoir d’y construire un lieu de plaisance. Mais la voie, loin d’enrichir ses riverains, est toujours une entrave au développement des villes et villages du Sud.
La faute aux concepteurs, estime Laurent Abé Abé, historien spécialiste des réseaux routiers ivoiriens. « Ils ont commencé par la bitumer alors qu’il était conseillé d’en faire d’abord une voie graveleuse en latérite. Sur cette zone marécageuse, le bitume n’a pas résisté aux charges des camions combinées aux violentes pluies du milieu d’année. » Il aurait aussi fallu davantage d’entretien, or « c’est ce qui coûte le plus cher », rappelle le chercheur.
La Côtière peut-elle renaître ? En campagne pour un deuxième mandat, le président Alassane Ouattara s’était engagé en 2015 à ce qu’une « autoroute » relie les deux poumons économiques de la Côte d’Ivoire. C’est finalement la vieille nationale qui sera rénovée et élargie. Longtemps jugée trop chère et peu rentable par les bailleurs de fonds, la réfection a finalement été confiée en avril à l’entreprise ivoirienne PFO Africa. Le gouvernement espère terminer le chantier avant juin 2023 et le début de la Coupe d’Afrique des Nations (CAN), qui doit se tenir en Côte d’Ivoire, notamment à Abidjan et San Pedro.
Des nids-de-poule inondés entre Sassandra et San Pedro, en Côte d’Ivoire.
« Les travaux préparatoires qui visent à consulter les populations situées dans l’emprise de la route ont commencé », assure Germain Kouakou N’guessan, le préfet de Grand-Lahou. Mais « on nous a déjà fait des promesses en 2010, en 2015… », constatent, dépités, les riverains : « Tant qu’on n’a rien vu, on n’y croira pas. » Alors que le pays connaît une forte croissance depuis 2012 et que le gouvernement ne cesse de répéter que « la route précède le développement », beaucoup d’Ivoiriens estiment que la priorité a été accordée aux axes du nord du pays, dont sont originaires le président et la majorité des ministres.
Un patchwork d’asphalte et de terre
Dans le sud, après une centaine de kilomètres d’un bitume accidenté et vieillissant jusqu’à Grand-Lahou, la Côtière se désagrège. Elle devient un patchwork d’asphalte et de portions terreuses. Lors de la saison des pluies, certains tronçons sont impraticables et « les habitants sont parfois obligés de circuler à l’aide de radeaux de fortune » pour relier les villes, déplore le Français Henry-Paul Bainey, directeur du Pollet, hôtel de référence de Sassandra.
Un 4×4 habile mettra dix heures pour faire le trajet entre Abidjan et San Pedro, un camion surchargé deux fois plus. Il est fréquent que les poids lourds de marchandises finissent retournés sur le bas-côté ou à l’arrêt en raison des chocs qu’ils subissent. Pour ceux qui les affrètent, les pertes économiques sont énormes.
Amateurs de vitesse, les « gbaka » et « massa », noms donnés aux minicars informels transportant des voyageurs, tombent également souvent en panne. « S’il n’y a pas de mécanicien avec nous, on dort dans le véhicule », explique Josée, passagère d’un minicar à l’arrêt entre Grand-Lahou et Fresco depuis plusieurs heures. « La route nous fatigue », souffle Souleymane Koné, propriétaire d’un minicar qui gît dans un ravin, dix mètres en contrebas de la chaussée. A cause du vieux goudron qui s’effrite au centre de la voie, poursuit-il, « les chauffeurs sont obligés de rouler sur le côté en terre », non sécurisé, à quelques centimètres du précipice.
Alors que la zone est l’une des plus riches de Côte d’Ivoire, les habitants du littoral vivent enclavés. Les marchandises peinent à regagner les grands ports. Des cargaisons pourrissent en bordure des champs ou dans les bennes des camions les plus lents. Face à la difficulté de circuler et à la forte consommation d’essence que cela génère, les prix des transporteurs augmentent, appauvrissant encore un peu plus une population qui se sent oubliée. Le marché de l’emploi des villes de passage se réduit à quelques services publics et au petit monde informel spécialisé dans les réparations de véhicules.
Braquages à main armée
La situation est d’autant plus difficile que l’atrophie du trafic et la faible vitesse des véhicules qui arpentent encore la Côtière permettent aux coupeurs de route de braquer les voyageurs, sans témoins. Si une brigade de sécurité rurale de la gendarmerie traque les bandits, les transporteurs ont tous, un jour, croisé le chemin de ces délinquants armés.
Des chasseurs traditionnels « dozo » sur la nationale qui relie Abidjan et San Pedro, en Côte d’Ivoire. YOUENN GOURLAY
« Il n’y a pas de sécurité ici ! », s’étrangle Inza Ouattara, qui travaille pourtant main dans la main avec les forces de l’ordre pour démanteler ces réseaux, également accusés de provoquer des pannes et des accidents pour voler les marchandises des camions. Ni les gendarmes ni les chasseurs traditionnels « dozo », bien qu’appréciés des transporteurs, ne suffisent à endiguer le phénomène. « Tant que la route sera mauvaise, l’insécurité continuera », se désole Inza Ouattara, et de nombreux voyageurs seront contraints de faire de longs détours par le centre du pays ou de prendre l’avion pour relier Abidjan à San Pedro.
En attendant 2023 et l’hypothétique développement du littoral ivoirien, Le Monde Afrique a sillonné cette Côtière tristement célèbre pour ses braquages à main armée et ses accidents à répétition.
Sommaire de la série « La Côtière, route de tous les dangers »
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