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Au Soudan, le cinéma en quête d’un nouveau souffle après la révolution

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Projection de « Journey to Kenya » dans le jardin de la Sudan Film Factory à Khartoum, le 18 juillet 2021. Sous le régime d’Al-Bachir, alors que les cinémas avaient fermé leurs portes, de nombreuses personnes se réunissaient pour visionner des films en groupe : « On jouait avec les loups », ironise Tallal Afifi. ABDULMONAM EASSA POUR « LE MONDE »

Dans les sous-sols du cinéma Al-Wahda (« l’unité » en arabe), Tallal Afifi déroule des pellicules de films recouvertes de poussières. Dans la pénombre, il trébuche sur de vieux livres de comptes et des cartons de tickets éventrés. A l’extérieur, le grand écran est maculé de taches grises, quelques chaises rouillées trônent encore sur les gradins, reconvertis par endroits en dépôt de bananes et d’épis de maïs pour les épiceries voisines. Pour le fondateur de la Sudan Film Factory, une association qui tente de raviver la culture du cinéma au Soudan, les ruines d’Al-Wahda sont l’allégorie d’une industrie « enterrée vivante ».

Inaugurée en 1974, cette salle en plein air du quartier de Kober, dans le nord de Khartoum, projetait des films soudanais, chinois, coréens ou égyptiens. Durant cet âge d’or, les 16 cinémas de la capitale pouvaient accueillir plus de 40 000 spectateurs par soir. « Même le football n’attirait pas autant de gens. Le cinéma faisait partie de la vie quotidienne, brassait les classes sociales. Les gens se rencontraient ici, se disputaient, flirtaient, parlaient business, avant et après la séance », raconte l’ancien critique de films, une lueur de nostalgie dans le regard.

« Le cinéma était considéré comme une menace »

Au moment de l’indépendance, en 1956, le Soudan a été l’un des pionniers du cinéma en Afrique. L’avant-gardiste Gadallah Gubara a réalisé le premier film africain en couleur en 1955, La Chanson de Khartoum, prélude à de nombreux longs-métrages soudanais projetés au cours des années suivantes dans la soixantaine de salles que comptait le Soudan unifié, avant que l’industrie ne tombe en décrépitude.

Déjà, sous la dictature de Gaafar Nimeiry (1969-1985), les productions de films étaient étroitement contrôlées par les autorités. « Les censeurs étaient scrupuleux, au nom de la préservation des sensibilités communautaires », rappelle Tallal Afifi. Mais le pire était à venir. Après un bref épisode démocratique, le coup d’Etat militaro-islamiste de 1989, qui a marqué l’avènement du règne d’Omar Al-Bachir et du Parti du Congrès national, a définitivement fait tomber le rideau sur la scène cinématographique soudanaise.

« Comme tous les évènements artistiques, le cinéma était considéré comme une menace. Réunir les masses hors des meetings politiques n’était pas du goût des autorités », explique le fondateur de la Sudan Film Factory. L’instauration d’un couvre-feu nocturne de 1989 à 1995 a signé l’arrêt de mort des salles en plein air, qui ont fermé les unes après les autres. Les distributeurs et les producteurs ont fini par déserter complètement le pays à partir de 1997 lorsque, nouveau coup de grâce, les sanctions économiques américaines et européennes ont été imposées au régime islamiste pour sa politique jugée complaisante à l’égard du terrorisme.

« Le Soudan a vécu trente ans d’isolement », assène Suleiman Ibrahim, un cinéaste de 65 ans formé à Moscou dans les années 1970. La plupart des réalisateurs de sa génération se sont exilés. Pour ceux qui, comme lui, sont restés, « la pression du régime sur nos épaules était énorme, on était constamment dans le viseur des services de sécurité », se souvient-il.

Depuis deux ans, le renouveau

La moustache de Suleiman Ibrahim et son air facétieux ne sont pas inconnus des cinéphiles européens. Avec trois autres « camarades d’infortune », ils ont tenté de remettre en état le vieux cinéma du quartier de Thawra, dans le nord de Khartoum, sans jamais obtenir les autorisations nécessaires. Leur lutte vaine a été immortalisée dans le film Talking about Trees, réalisé par Suhaib Gasmelbari, qui a remporté le prix du meilleur documentaire au festival de Berlin en 2019. Comme un symbole, c’est un film sur le cinéma qui a relancé la machine.

Grand paradoxe de ce réveil balbutiant, les films soudanais applaudis par la critique étrangère ne sont pas diffusés au Soudan

Depuis deux ans, un renouveau est à l’œuvre. Certains films comme Khartoum Offside de Marwa Zein, ou plus récemment Tu mourras à 20 ans, de Amjad Abu Alala, ont fait le tour des festivals internationaux, décrochant de nombreuses récompenses. « Ces films ont à nouveau mis le pays sous le feu des projecteurs, attisant la curiosité du public à l’étranger », se félicite Tallal Afifi qui a participé à la production du film de Amjad Abu Alala.

Tallal Afifi tient entre ses mains de vieux films abîmés, au cinéma Al-Wahda, à Khartoum, au Soudan, le 15 juillet 2021 : « C’est triste non ? Ces bandes étaient du bonheur et de la joie pour les gens. Aujourd’hui, elles sont réduites en poussière. » ABDULMONAM EASSA POUR « LE MONDE »

Pour toute une génération de jeunes cinéastes qui ont fait leurs armes plus ou moins clandestinement ces dix dernières années, le soulèvement populaire amorcé en décembre 2018 – menant à la chute du régime d’Al-Bachir quelques mois plus tard –, a ouvert un nouvel espace de libertés. « 

Ce fut une coïncidence heureuse. Ce n’est pas la révolution à proprement dite qui a encouragé la production de film. La plupart des réalisateurs avaient déjà commencé à tourner avec les moyens du bord depuis le boom de l’Internet. Mais l’actualité a permis de jeter un nouveau regard sur ces films, leur a donné de la profondeur », précise Tallal Afifi.

Grand paradoxe de ce réveil balbutiant, les films soudanais applaudis par la critique étrangère ne sont pas diffusés au Soudan. Pour Tallal Afifi, c’est l’un des défis majeurs à relever. A 43 ans, ce passionné rêve de susciter un nouvel engouement populaire pour le septième art. Invité au « Filmfest » de Munich en 2008, il est inspiré par le documentaire irakien Life after the Fall de Kasim Abid qui remporte le premier prix. « J’y ai reconnu le Soudan, avec sa dictature, ses deux fleuves, ses religions qui s’entretuent. Je me suis dit que si ce réalisateur pouvait tourner avec une caméra de poing et gagner un prix, nous aussi on avait notre chance », explique-t-il.

De retour à Khartoum après une brève année d’exil au Caire, il monte en 2009 la Sudan Film Factory, avec le soutien du Goethe Institute. Son association, qui organise un festival du film indépendant, a déjà dispensé des formations à plus de 300 étudiants sur différents métiers du cinéma. Ce jour de juillet, dans les locaux de l’association, située dans une villa d’un quartier cossu de la capitale, une centaine de personnes sont venues assister à la projection de deux films soudanais. Assis au milieu du jardin sur des rangées de chaises en plastique, les spectateurs portent le masque. Nouveau coup dur, l’épidémie de Covid-19 a ralenti le rythme des projections.

« C’est la débrouille »

A la fin de la séance, Ibrahim Muhammad, l’un des réalisateurs, assure le show, narrant les dessous du tournage et répondant aux questions des spectateurs. « Au Soudan, tu dois produire tes films tout seul. Il n’y a aucune institution capable de les financer. C’est la débrouille, on forme des amis à la prise de son », raconte le cinéaste, qui a commencé à tourner il y a six ans et a désormais créé une petite boîte de production indépendante.

« L’intérêt pour le cinéma soudanais est grandissant, mais il faut que cela se traduise par des investissements. On a besoin d’argent pour développer des boîtes de production locales, mais surtout des infrastructures. On manque cruellement de studios professionnels », conclut-il.

Faute de moyens, cette nouvelle scène soudanaise réalise plutôt des courts-métrages ou des documentaires. Les sanctions internationales, sur le point d’être levées, rendent encore difficile l’achat de pièces de rechange ou de mises à jour de logiciels. Certains font le trajet en avion jusqu’à Dubaï ou en Arabie saoudite, leurs disques durs en poche.

Depuis la chute d’Al-Bachir, Ibrahim Muhammad se prend à être optimiste. « On a vécu trente ans de vide ; trente ans de destruction de l’art ; trente ans de bourrage de crâne. Le ciné est désormais vu comme haram, inapproprié, inutile. Nous, les réalisateurs, on joue un rôle important pour détricoter tout ce que l’ancien régime a mis en place. On peut changer les regards », espère-t-il, avant d’ajouter que la révolution « est encore incomplète ».

Ce jeune réalisateur s’est vu confisquer son matériel alors qu’il couvrait le sit-in pacifique qui s’était installé devant le quartier général de l’armée en avril 2019. Il déplore la présence de nombreux généraux du régime précédent dans les instances de transition. « Pendant des mois, tout le monde s’est improvisé réalisateur. L’art était omniprésent. Nous avons tant d’histoires cachées à révéler, à mettre en images », rêve-t-il. Pour cette nouvelle génération d’amoureux du septième art, le cinéma soudanais s’est remis en marche et rien ne pourra l’arrêter.

Cinémas d’Afrique

Le Monde Afrique et ses correspondants sont allés à la rencontre des cinémas d’Afrique. Ceux d’un âge d’or perdu comme en Côte d’Ivoire ou en Algérie où, il y a quelques décennies, on se pressait dans les salles obscures pour découvrir les derniers films d’action ou redécouvrir les classiques de la création nationale.

« Les cinémas n’ont pas survécu au passage de l’analogique au numérique » du début des années 2000, regrette le critique de cinéma ivoirien Yacouba Sangaré. Là comme ailleurs, le septième art a dû prendre des chemins de traverse pour continuer à atteindre son public. Les vidéoclubs – des cassettes VHS aux DVD – ont nourri une génération de cinéphiles.

Certains aujourd’hui tentent de faire revivre des salles mythiques et leur programmation exigeante, comme au Maroc ou au Burkina Faso. D’autres voient dans les séries un nouveau mode de création fertile. Des passionnés de la cinémathèque de Tanger au cinéma conservateur de Kannywood, dans le nord du Nigeria, ils font le cinéma africain d’aujourd’hui.

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