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Le cinéma de Thomas Sankara continue de faire rêver les Burkinabés

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L’entrée du Ciné Neerwaya, au cœur du quartier Cité An III, à Ouagadougou, en juillet 2021. SOPHIE DOUCE

21 heures passées au Ciné Neerwaya. Les retardataires se frayent un chemin dans les allées, parés de leur tenue des grands soirs : robes satinées pour les femmes et boubous en bazin pour les hommes. Les talons claquent, des effluves de parfums embaument l’air. Dans la salle, on rit déjà, on commente à voix haute et on « tchip » aux piques des acteurs à l’écran.

D’autres spectateurs, plus discrets, profitent de l’obscurité pour se tenir la main ou poser leur tête sur l’épaule de leur compagnon. « Le samedi, c’est la soirée des amoureux », glisse le projectionniste, avant d’ajouter, avec un sourire complice : « Beaucoup de Burkinabés se sont mariés grâce au Neerwaya ! »

Il y a une vingtaine d’années, lui-même a rencontré sa femme dans cette salle située au cœur du quartier Cité An III, à Ouagadougou, la capitale du Burkina Faso. « Elle venait chaque soir à la séance de 18 heures. On a commencé à discuter, je la faisais venir dans ma cabine », se rappelle Dramane Ouédraogo.

Au fond de la petite pièce, s’entassent de vieilles bobines 35 mm et des projecteurs Cinemeccanica, souvenirs d’une autre époque. Derrière la lucarne, ce quinquagénaire a vu défiler des générations de Burkinabés dans ces mythiques fauteuils noirs. Des familles, des enfants du quartier, des cinéphiles devenus réalisateurs, des plus vieux…

Le pari fou de Thomas Sankara

Au Ciné Neerwaya, on vient s’évader, trinquer, draguer, mais aussi « faire la sieste » et « se rafraîchir pendant la saison chaude », glissent des voisins. On y croise aussi « toutes les nationalités, tous les âges. C’est le seul endroit où tu peux t’asseoir entre un ministre et un mécanicien ! », clame le gérant Rodrigue Kaboré. Plus qu’un cinéma privé, le « Neerwaya », imaginé par l’ancien président révolutionnaire Thomas Sankara (1983-1987) est un lieu emblématique du Burkina Faso.

Ce cinéma, c’est d’abord le pari fou de Thomas Sankara. En 1986, Frank-Alain Kaboré, un entrepreneur en construction immobilière, voit débarquer dans son bureau le capitaine Sankara et son ancien frère d’armes – et futur président burkinabé Blaise Compaoré. Ils lui demandent de construire un cinéma « en un an » pour accueillir le Festival panafricain du cinéma et de la télévision de Ouagadougou (Fespaco).

A l’époque, la manifestation culturelle menace de se délocaliser à Dakar, au Sénégal, faute de structures adaptées au Burkina. « Je ne voulais pas, je n’avais pas les moyens. Ils ont alors sorti une copie de mon relevé bancaire pour prouver que je mentais et que je n’avais pas le choix », indique M. Kaboré, qui dit avoir été obligé de demander des prêts à la banque.

Dramane Ouédraogo, projectionniste au Ciné Neerwaya depuis vingt-huit ans, en juillet 2021. SOPHIE DOUCE

Le chantier est colossal. Le quartier, insalubre, est rasé. Le matériel importé d’Angleterre puis acheminé par la route depuis le Togo. Une centaine d’ouvriers travaillent par roulement « 24 heures sur 24, sept jours sur sept ». « On n’avait jamais vu ça, il fallait se dépêcher », rapporte le fondateur, en montrant un arbre mort près du portail. A cet endroit, il avait installé un lit picot pour « se reposer quelques heures ».

Le succès est immédiat

Le jour de l’inauguration, en 1989, « le président Compaoré et les ministres ont crié de joie », se souvient-il, en voyant la construction en brique de latérite et ses 1 066 places. La salle de cinéma, la première et la plus grande d’Afrique de l’Ouest, fait la fierté du pays. Thomas Sankara et ses compagnons décident de la baptiser « Neerwaya », « quelque chose de beau est arrivé », en langue moré.

Mais une fois la construction terminée, la désillusion est grande pour l’entrepreneur qui, après avoir envoyé la facture au président, de quelque 600 millions de francs CFA (plus de deux milliards de francs CFA aujourd’hui), se voit répondre : « Nous n’avons pas d’argent à vous donner, vous gardez la salle, vous l’exploitez, c’est votre participation à la construction de la nation. » Franck-Alain Kaboré mettra une dizaine d’années à rembourser ses crédits. Et lui qui ne connaît rien au monde du cinéma, se retrouve exploitant, malgré lui.

En dépit des difficultés financières, le succès est immédiat. Les Ouagalais se bousculent pour venir regarder des westerns, des films de Bollywood, la tradition du dimanche après-midi, et de « kung-fu ». « C’était l’endroit où il fallait être, les gens faisaient la queue jusque dans la rue. On se sapait, on se parfumait, c’était une fête », raconte le projectionniste, qui y travaille depuis vingt-huit ans.

Dans le jardin, les enfants viennent voir les animaux sauvages, des hyènes, des singes et des crocodiles de M. Kaboré, passionné de chasse. Surtout, ils découvrent la « magie » des salles obscures. Le président Sankara avait rendu le cinéma obligatoire à l’école pour « consommer les films burkinabés ». Ahmed Traoré se souvient encore de son « premier film » quand il avait 12 ans. « On se faufilait avec les enfants pour ne pas payer, j’étais fasciné de voir les images à l’écran », se rappelle le quadragénaire, devenu réalisateur.

« On gagne à peine de quoi rentabiliser »

Mais aujourd’hui, les souvenirs de cet âge d’or s’éloignent et le « Neerwaya » décline. Il ne reste plus qu’un vieux caïman dans une cage au fond de la cour et quelques gibiers empaillés dans le hall d’entrée. Pour le fondateur, le bilan est amer. « Je n’ai reçu aucune aide de l’Etat et le Fespaco ne m’a pas payé depuis trois ans », fustige Franck-Alain Kaboré.

La concurrence est rude. Télévision, streaming, construction de salles Canal Olympia, une chaîne de cinéma du groupe Vivendi… S’ajoutent désormais des difficultés liées à la pandémie de Covid-19 et à la crise sécuritaire. La salle n’enregistre plus que 8 000 entrées en moyenne par semaine, contre quelque 20 000 il y a vingt ans.

« On gagne à peine de quoi rentabiliser », regrette Rodrigue Kaboré, le fils, qui a repris la gestion de cette entreprise familiale en 2000, après avoir commencé comme technicien de surface, caissier puis portier. Un « prétexte » aussi pour assister aux séances, avoue ce cinéphile de 46 ans, biberonné au septième art par son grand-père, un infirmier formé par les colons qui lui racontait les films vus lors de ses voyages en France.

Rodrigue Kaboré, également réalisateur et distributeur, dit vouloir « transmettre son amour du cinéma aux jeunes générations et continuer à faire vivre les films burkinabés ». Des « matinées spéciales » destinées aux élèves ont ainsi été mises en place et 90 % de la programmation est consacrée aux productions nationales.

Ce samedi soir dans la cour, la bière locale coule à flot dans un parfum de brochettes grillées. Sous une paillote, un fidèle des lieux boit un verre, comme presque chaque soir depuis 1992 : « On a des films à la maison, mais ce n’est pas pareil, il faut protéger ce lieu. » « C’est un patrimoine national », insiste Rodrigue Kaboré, qui dénonce « un manque de volonté politique » et s’inquiète pour l’avenir de son cinéma.

Mais le gérant veut continuer à « se battre » pour léguer le Ciné Neerway à son fils de 11 ans qui joue déjà dans tous ses films. Et il ne veut pas s’arrêter là. Son autre rêve : « Rouvrir les salles des quarante-cinq provinces du Burkina Faso », fermées en quasi-totalité depuis la faillite de la société nationale d’exploitation cinématographique dans les années 2000.

Cinémas d’Afrique

Le Monde Afrique et ses correspondants sont allés à la rencontre des cinémas d’Afrique. Ceux d’un âge d’or perdu comme en Côte d’Ivoire ou en Algérie où, il y a quelques décennies, on se pressait dans les salles obscures pour découvrir les derniers films d’action ou redécouvrir les classiques de la création nationale.

« Les cinémas n’ont pas survécu au passage de l’analogique au numérique » du début des années 2000, regrette le critique de cinéma ivoirien Yacouba Sangaré. Là comme ailleurs, le septième art a dû prendre des chemins de traverse pour continuer à atteindre son public. Les vidéoclubs – des cassettes VHS aux DVD – ont nourri une génération de cinéphiles.

Certains aujourd’hui tentent de faire revivre des salles mythiques et leur programmation exigeante, comme au Maroc ou au Burkina Faso. D’autres voient dans les séries un nouveau mode de création fertile. Des passionnés de la cinémathèque de Tanger au cinéma conservateur de Kannywood, dans le nord du Nigeria, ils font le cinéma africain d’aujourd’hui.

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