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Le documentaire choc “Invisible Demons” fait souffler un vent d’effroi sur Cannes

Dans « Invisible Demons », le réalisateur indien Rahul Jain aborde les conséquences catastrophiques du capitalisme débridé sur la pollution à New Delhi et de son impact sur la santé de ses habitants. France 24 s’est entretenu avec l’auteur de ce nouveau documentaire coup de poing.

Atmosphère suffocante sur la Croisette. Rien à voir avec les températures estivales enregistrées à Cannes. Le malaise vient du documentaire « Invisible Demons » de Rahul Jain, projeté cette semaine en séance spéciale « Cinéma pour le climat », qui révèle l’enfer de la pollution sur le quotidien des Indiens.  

Car l’apocalypse climatique est bien amorcée dans le nouvel opus du réalisateur indien. Le documentaire, visuellement époustouflant, présente l’énorme coût du développement économique sur l’environnement en Inde. Comme dans sa précédente œuvre « Machines » (2016), qui explorait les insoutenables conditions de travail dans une usine textile indienne, « Invisible Demons » raconte à travers les yeux et les mots des plus démunis l’urgence climatique qui n’est plus pour eux une perspective mais une terrifiante réalité.  

« Pendant très longtemps, la rivière Yamuna a été la bouée de sauvetage de Delhi », assène le réalisateur et narrateur au début du film. Pourtant, du plus loin qu’il s’en souvienne, Jain n’a jamais vu une rivière propre dans son enfance passée dans les quartiers les plus verdoyants de la capitale indienne. Dans sa tête d’enfant, les rivières ont toujours été « soit noires, soit blanches ». 

Rahul Jain est né à New Delhi en 1991, l’année où l’Inde a ouvert son économie et succombé aux forces d’un capitalisme effréné. Trente ans plus tard, son travail explore la manière dont ces forces ont précipité les changements cataclysmiques dans la vie des gens ordinaires, empoisonnant l’air qu’ils respirent et l’eau qu’ils utilisent pour boire, cuisiner, gagner leur vie et effectuer des rituels de purification. Même la mousson, autrefois célébrée, s’est transformée en un fléau mortel, arrivant trop tard et frappant trop fort. 

Des extraits de bulletins d’information et la voix off de Rahul Jain – le narrateur – plantent le décor apocalyptique alimenté à grand renfort de chiffres alarmants. Notamment sur le nombre annuel de vagues de chaleur qui a plus que vingt fois augmenté en moins de dix ans. Mais le film n’est pas un recueil de données édifiantes. « Invisible Demons » aborde surtout l’urgence climatique par l’expérience sensible du changement climatique : la chaleur insupportable, le manque d’eau, les montagnes de déchets, les moustiques « exterminés avec des produits chimiques toxiques », et le smog si épais que les voitures et les pousse-pousse gardent leurs feux de signalisation allumés à tout moment, en espérant que les autres conducteurs les repéreront. Les embouteillages monstres occupent inévitablement une partie importante du film.  

Radical, Rahul Jain aborde le sujet par le prisme de l’Anthropocène, cette nouvelle ère géologique caractérisée par l’avènement des hommes comme principale force de changement sur Terre, surpassant les forces géophysiques. Avant sa première à Cannes, France 24 a pu le rencontrer en compagnie de la monteuse et coscénariste du film, Yaël Bitton. 

France 24 : Est-ce que l’on peut considérer que ce nouveau film, « Invisible Demons », comme le deuxième chapitre de votre travail sur l’exploitation humaine et de l’autodestruction  

Rahul Jain : Je détesterais me répéter. Mais je reste effectivement inspiré par des courants sous-jacents similaires. Quand j’ai parlé de mon projet à Martín Plot, l’un des professeurs les plus importants de ma vie, il m’a dit : « Oh Rahul, ton travail s’inscrit dans une large critique de la capitalocène ». Je ne connaissais pas ce mot, j’ai dû en chercher le sens. Ce concept interroge la responsabilité du capitalisme dans la destruction de la planète. Cette idée est sûrement le point commun de mes films. 

On dit que la lumière californienne est la source de l’énergie et de l’optimisme du cinéma hollywoodien. A contrario, le smog de New Delhi est-il le revers de notre système capitaliste  

Rahul Jain : Je ne veux pas faire de parallèles. Les deux lumières sont belles mais elles sont différentes. La lumière et l’odeur de Delhi opèrent un immense charme sur moi, qui ai grandi là-bas. Pendant la mousson, après une violente averse, il y a un beau ciel rose. On respire alors la poussière du désert du Thar. Vous êtes transporté dans la sensualité d’un paysage humide et pluvieux, et c’est à cela que ressemble Delhi. Il y a une certaine poésie dans tout cela, une forme de romantisme. 

L’expérience sensorielle est au cœur de votre film. Était-il important pour vous de vous concentrer sur l’expérience humaine plutôt que sur la pollution en soi  

Rahul Jain : Si je pouvais interviewer des animaux, je le ferais. Mais le génome humain nous limite dans notre communication avec eux. Même si j’ai décidé de faire ce film après avoir un jour d’observé une abeille ramper vers une flaque d’eau, pendant une vague de chaleur. Elle traînait ses deux pattes arrière, millimètre par millimètre, et au moment où elle a atteint la flaque d’eau, elle est morte. C’était terrifiant. Et je sais que si cela peut arriver à une abeille en ce moment, nous ne sommes pas loin derrière. 

« Invisible Demons » a été présenté dans la sélection spéciale « Cinéma pour le climat »ici, à Cannes. Certains films s’efforcent d’évoquer le bon côté des choses et de donner de l’espoir, mais le vôtre semble un peu plus sombre.  

Rahul Jain : Nous avons eu une grande discussion à ce sujet. Je me suis demandé si mon travail en tant qu’artiste était de donner de l’espoir quand je n’en voyais pas. Quelque chose au fond de moi s’y refuse. Non, ce n’est pas mon putain de boulot de créer de l’espoir si je n’en vois pas.

Yaël Bitton : Nous sommes allés encore plus loin dans la discussion. Nous nous sommes demandés si l’humanité avait vraiment besoin de survivre. Bien sûr, c’est une question très nihiliste. Nous avons créé un récit où nous devons survivre en tant qu’espèce. Mais si vous transcendez ce récit, vous pourrez peut-être commencer à raconter l’histoire légèrement différemment. Ton travail n’est pas forcément de donner de l’optimisme sur l’humanité.  

Rahul Jain : Socialement, nous sommes toujours coincés dans un paradigme précopernicien, où tout comme la Terre était le centre de l’Univers, notre espèce est actuellement le centre de tout biogénome. Ce n’est pas vrai, mais c’est quelque chose que nous gardons nous dire. 

Au début du film, un personnage se demande si la science et les experts peuvent faire quelque chose contre le changement climatique. Vous avez clairement choisi la voix des gens ordinaires plutôt que celle des experts.  

Rahul Jain : Vous n’avez pas besoin d’un expert pour expliquer pourquoi huit millions de personnes meurent chaque année. Nous n’avons pas besoin d’experts, mais de sentiments. Le film est là pour traduire la tristesse immense que ces décès ont laissé derrière nous. 

Yaël Bitton : Nous vivons dans un monde de chiffres. Et ces chiffres, n’en déplaise aux économistes, par leurs abstractions, annihilent les aspects relationnels [du changement climatique]. L’idée même de ce film, et du précédent, était de livrer une expérience sensorielle et cognitive de la réalité à la lumière du capitalisme et l’industrialisation de notre monde. 

Dans quelle mesure est-il important que Cannes mette en place une sélection spéciale sur le climat, et que d’autres festivals se saisissent de ces enjeux  

Rahul Jain : Je suis content de la création de cette nouvelle sélection […]. Il est grand temps de mettre un coup de projecteur sur un sujet qui va être, et est déjà devenu, la question prédéterminante de tout ce que nous faisons. Pour raconter les histoires, les guerres et les traités de paix, les romances ou les sagas sportives, nous avons besoin d’une planète. Je suis donc très heureux que cette sélection existe enfin. Chacun de nous, mais aussi tous ceux qui ont du pouvoir ou sont chargés de diffusion culturelle, devraient en tenir compte. 

Cet article a été traduit de l’anglais, cliquez ici pour le lire en version originale.

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