Tout semble figé comme une scène de crime. Au rez-de-chaussée du bâtiment, les rangées de sièges bleu métallique attaqués par la rouille sont tournées vers le mur blanc. Au premier étage, le sol est jonché d’affiches de films, de cassettes VHS de grosses productions hollywoodiennes de la fin du XXe siècle et de négatifs noircis par la poussière et le temps.
A l’extérieur, la façade du légendaire cinéma Le Dialogue est défigurée par les impacts de balles de gros calibre datant des derniers jours de la crise post-électorale qui a secoué la Côte d’Ivoire en 2010 et 2011. C’est d’ailleurs à cette époque qu’a été assassiné Sinaly Dansoko, le dernier gérant des lieux, situés à l’entrée de Yopougon, la plus grande commune d’Abidjan.
Ces dernières années, celui qui fût son assistant et son ami, Moussa Diaby, a bien tenté de faire revivre le « dernier cinéma populaire de Côte d’Ivoire ». En vain. La dernière séance remonte au 16 décembre 2014. Ce jour-là, l’équipe avait choisi de rediffuser un classique qui d’ordinaire drainait les foules : Heat, de Michael Mann. Mais ni Robert De Niro, ni Al Pacino, ni même Val Kilmer n’ont réussi à créer l’étincelle. La salle « était quasiment vide », admet M. Diaby. « On a compris que notre temps était passé », celui des cinémas populaires, précise-t-il.
Une simple visite guidée à travers l’histoire permet pourtant de saisir le mythe qui entoure cette institution de quartier, inaugurée en 1982 avec une capacité de mille places assises. Les yeux de Moussa Diaby s’illuminent en évoquant la « nuit blanche » qui a précédé la sortie de Rambo II en 1985. « La file d’attente allait jusque dans le quartier voisin. Les gens se battaient pour racheter des places à ceux qui en avaient, se souvient-il. C’était toujours quelque chose d’aller en salle à cette époque. »
Une centaine de cinémas dans le pays
La journée se divisait en cinq séances. La première à 10 heures accueillait les élèves de l’école buissonnière, adeptes des « films de karaté », notamment ceux avec Bruce Lee, et la dernière à 22 heures accompagnait dans la nuit les « amoureux des films érotiques », glousse M. Diaby. Entre les deux, les productions de Bollywood se disputaient l’affiche avec les films d’action comme Terminator pour lequel « il fallait ajouter des rangées de bancs ». Les films français étaient généralement boudés, « sauf au Plateau et à Cocody [deux quartiers chics d’Abidjan] », ironise M. Diaby.
A Yopougon, les cinéphiles avaient le choix entre quatre salles obscures. Dans les années 1970 à 1990, Abidjan comptait une quarantaine de cinémas de quartier et le pays tout entier une centaine. Il faut dire qu’à l’époque, « les maquis n’existaient pas encore », sourit Yacouba Sangaré, critique de cinéma, rédacteur en chef adjoint et chef du service culture du quotidien ivoirien Le Patriote. « Les gens avaient encore de vrais loisirs et les Ivoiriens étaient des cinéphiles avertis », regrette celui qui organise chaque année le festival Ciné droit libre à Abidjan.
Le ticket d’entrée oscillait entre 100 et 250 francs CFA (de 0,15 à 0,40 euro) dans les quartiers populaires, et beaucoup plus au cinéma Le Paris dans le quartier du Plateau ou à L’Ivoire à Cocody. La bourgeoisie, sous Félix Houphouët-Boigny, aimait s’y retrouver, surtout le mercredi, jour de sortie des nouveautés, comme en France. Partout, les cinémas étaient bondés et rentables. Et certains passionnés n’hésitaient pas à projeter, à leur frais, des films aux quatre coins du pays.
Dans les communes populaires comme dans les quartiers chics, on regarde alors aussi les films de l’âge d’or du cinéma ivoirien. Nostalgique, Yacouba Sangaré se rappelle les « événements nationaux » qu’ont été les sorties en salle de Visages de femmes, en 1985, de Désiré Ecaré, primé à Cannes, et de Bal poussière du maître de la comédie Henri Duparc, en 1989.
Abandonnés, détruits ou transformés
Mais ses plus beaux souvenirs sont Ablakon (1986) et Au nom du Christ (1993), de Roger Gnoan M’Bala. Le dernier remporta d’ailleurs l’Etalon d’or de Yennenga, l’ultime consécration du Festival panafricain du cinéma et de la télévision de Ouagadougou (Fespaco).
A la fin des années 1990, la fréquentation est en baisse dans les salles qui, pour générer des revenus complémentaires, accueillent de nouveaux publics. Meetings politiques – notamment ceux du Front populaire ivoirien à Yopougon –, messes géantes ou cérémonies de remise de prix s’intercalent entre les séances. L’époque sonne la fin des cinémas de proximité.
La devanture de l’ancien cinéma El Hadj, situé dans le quartier Rouge de la commune d’Adjamé, à Abidjan, en mai 2021. Un espace transformé en boutique de cosmétiques. CAMILLE MILLERAND POUR « LE MONDE »
Devant le cinéma Vogue, situé dans la commune d’Adjamé, à Abidjan, en mai 2021. CAMILLE MILLERAND POUR « LE MONDE »
A l’affiche du vidéoclub Boudha, situé dans la commune d’Abobo, à Abidjan, en mai 2021. La place coûte 100 francs CFA. CAMILLE MILLERAND POUR « LE MONDE »
Devant le cinéma Le Fanny, à Bouaké, en mai 2021. CAMILLE MILLERAND POUR « LE MONDE »
L’entrée de l’ancien cinéma Le Capitole et son restaurant Chez Nikita, à Bouaké, en mai 2021. CAMILLE MILLERAND POUR « LE MONDE »
Moussa Diaby, dernier exploitant de la salle de cinéma Le Dialogue, dans la commune de Yopougon, à Abidjan, en mai 2021. CAMILLE MILLERAND POUR « LE MONDE »
La programmation d’une des dernières séances du cinéma Le Dialogue, à Yopougon, en décembre 2014. CAMILLE MILLERAND POUR « LE MONDE »
Des traces de tirs à balles réelles sont encore visibles sur la façade de la réception du cinéma Le Dialogue, dans la commune de Yopougon, à Abidjan, en mai 2021. Après avoir été fermée au moment de la crise ivoirienne de 2010-2011, la salle a été rouverte jusqu’en 2016. CAMILLE MILLERAND POUR « LE MONDE »
Dans le cinéma Le Dialogue, situé dans la commune de Yopougon, à Abidjan, en mai 2021. CAMILLE MILLERAND POUR « LE MONDE »
Des bobines des films laissées à l’abandon dans le cinéma Le Dialogue, situé dans la commune de Yopougon, à Abidjan, en mai 2021. CAMILLE MILLERAND POUR « LE MONDE »
Ancienne salle du cinéma Le Fanny, situé à Bouaké, en mai 2021. CAMILLE MILLERAND POUR « LE MONDE »
La salle principale du cinéma Le Capitole située à Bouaké, en mai 2021. Fermée depuis plusieurs années, elle sera réhabilitée avec notamment l’appui de l’ambassade de France. CAMILLE MILLERAND POUR « LE MONDE »
Dans le vidéoclub Boudha, situé dans la commune d’Abobo, en face de la mosquée Blanche, à Abidjan, en mai 2021. CAMILLE MILLERAND POUR « LE MONDE »
Salle du cinéma Le Dialogue à Yopougon, à Abidjan, en mai 2021. La dernière séance a eu lieu le 16 décembre 2014. CAMILLE MILLERAND POUR « LE MONDE »
Vingt ans plus tard, le constat est sans appel. Le Dialogue, en friche, ne sert plus que d’abri à une famille de canards, et son voisin, le non moins mythique Kabadougou, est aujourd’hui un temple évangélique de l’Eglise universelle du royaume de Dieu. A Abidjan, comme dans le reste du pays, tous les cinémas populaires de quartier ont été abandonnés, détruits ou transformés. Certains sont devenus des boutiques, des entrepôts ou des agences d’opérateurs télécoms.
Au début des années 2000, « les cinémas de Côte d’Ivoire n’ont pas survécu au passage de l’analogique au numérique », explique Yacouba Sangaré. Trop coûteuse, la mutation a été « mal gérée par nos aînés », poursuit-il. Une crise de confiance entre les exploitants et les distributeurs a brisé l’élan cinéphile du pays.
L’explosion des vidéoclubs
Et si certains pointent du doigt l’arrivée de Canal+ Horizons au mitan des 1990, Yacouba Sangaré rappelle, lui, que ceux qui ont le plus profité de la fin de l’ère de la bobine, « ce sont les vidéoclubs » qui ont surfé sur la démocratisation de la cassette VHS. « Il y en avait à tous les coins de rue, ça coûtait encore moins cher que les cinémas de quartiers. Leur succès a été immédiat et ça a contribué à tuer les salles de quartier », se souvient-il.
Mais de ces mini-écrins de cinéma, il ne reste plus grand-chose non plus en 2021. Dans le quartier d’Abobo avocatier, Franck se voit comme un « résistant », lui dont le vidéoclub La Joie, d’une capacité de quinze places, ouvert 7 jours sur 7, a été « déguerpi » (victime d’expulsion administrative) à plusieurs reprises ces dernières années.
Dans les années 2010, les descentes de police étaient fréquentes dans ces petites salles obscures qui, disait-on, servaient de lieux de trafic et de consommation de drogues. Lui a tenu, tandis que la plupart de ses amis propriétaires ont fermé boutique. Installé à quelques mètres d’un commissariat de quartier, le vidéoclub de Franck n’est plus inquiété par les policiers depuis que les films X n’y sont plus diffusés.
« Ça faisait venir une clientèle à problème », lâche-t-il. Action, suspense ou thriller, Franck connaît la recette pour écouler ses quinze places à 100 francs CFA – à raison de cinq séances par jour –, comme en cette fin d’après-midi où les spectateurs se serrent devant le film indonésien survitaminé The Raid 2. « Mais jamais les films ivoiriens, ça ne marche pas », souligne-t-il.
L’arrivée de l’exploitant Majestic
La rencontre avec le septième art n’est guère évidente pour la génération née après l’an 2000. C’est en tout cas ce qu’affirme la majorité des étudiants de la première promotion de cinéma de l’Institut national supérieur des arts et de l’action culturelles (Insaac). L’un d’entre eux, Stéphane, résume la situation : « Soit on paie entre 3 000 et 5 000 francs CFA – une somme considérable pour un étudiant – pour aller dans une salle du réseau Majestic, soit on doit aller à l’institut français. Mais dans les deux cas, ce n’est pas dans nos quartiers. »
Comblant un vide, l’exploitant de cinéma Majestic a ouvert depuis 2015 six salles sur quatre sites à Abidjan, devenant le seul exploitant non institutionnel, en attendant l’arrivée, sans cesse reportée, de Pathé. Si les étudiants valident « la programmation et le confort » qu’offre le réseau de salles Majestic, tous déplorent ses « tarifs prohibitifs ». D’ailleurs, les meilleures sorties enregistrent en général quelques milliers d’entrées quand, trente ans plus tôt, elles comptabilisaient 40 000 ou 50 000 tickets vendus.
De nombreux étudiants disent télécharger des films pour les regarder chez eux. Mais pas du répertoire ivoirien, trop difficile à trouver en ligne. Un casse-tête pour leur professeur Joël Akafou. « Comment enseigner le cinéma à des étudiants qui n’ont vu aucun des classiques ivoiriens ou ouest-africains ? », s’interroge celui qui, à 34 ans, a déjà réalisé deux documentaires salués par la critique.
Lui les connaît depuis son enfance à Bouaké, où les films étaient diffusés dans trois cinémas. Le plus connu d’entre eux, Le Capitole, abandonné pendant des années, est en passe d’être réhabilité, incarnant l’un des rares projets de relance des cinémas populaires. C’est surtout au Burkina Faso voisin, où il a fait une partie de ses études, que Joël Akafou a pu étancher sa soif de septième art. « Là-bas, le cinéma reste une institution et on peut voir les films en plein air dans la rue », explique-t-il.
Certains cinéastes ivoiriens à l’instar d’Owell Brown, de Jacques Trabi ou, plus récemment, de Philipe Lacôte – dont le deuxième long-métrage, La Nuit des Rois, a été présélectionné aux Oscars – maintiennent en vie la flamme du cinéma ivoirien. Certains se disent que la renaissance passera aussi par les séries. Comme ailleurs, celles-ci ont envahi le petit écran et concentrent l’essentiel de la production audiovisuelle du pays.
Ces dernières années, des affiches géantes des sitcoms Cacao, Les Coups de la vie ou Les Larmes de l’amour ont envahi les rues d’Abidjan, preuve de leur popularité et de la mainmise des chaînes, essentiellement privées, sur ces nouveaux contenus.
Certains cinéphiles se réjouissent de ce développement qui permet à l’industrie audiovisuelle de s’enrichir et de se professionnaliser. Mais les puristes n’ont pas fini de se languir des grandes heures passées du septième art, qui ne devrait alors rien au succès du petit écran.
Cinémas d’Afrique
Le Monde Afrique et ses correspondants sont allés à la rencontre des cinémas d’Afrique. Ceux d’un âge d’or perdu comme en Côte d’Ivoire ou en Algérie où, il y a quelques décennies, on se pressait dans les salles obscures pour découvrir les derniers films d’action ou redécouvrir les classiques de la création nationale.
« Les cinémas n’ont pas survécu au passage de l’analogique vers le numérique » du début des années 2000, regrette le critique de cinéma ivoirien Yacouba Sangaré. Là comme ailleurs, le septième art a dû prendre des chemins de traverse pour continuer à toucher son public. Les vidéoclubs – des cassettes VHS aux DVD – ont nourri une génération de cinéphiles.
Certains aujourd’hui tentent de faire revivre des salles mythiques et leur programmation exigeante, comme au Maroc ou au Burkina Faso. D’autres voient dans les séries un nouveau mode de création fertile. Des passionnés de la cinémathèque de Tanger au cinéma conservateur de Kannywood, dans le nord du Nigeria, ils font le cinéma africain d’aujourd’hui.
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