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Soudan du Sud : à Juba, petits boulots et gros contrats pour les étrangers

Juba est de nouveau en plein boom. Ce n’est certes pas à l’échelle de Kampala ou de Nairobi, mais chaque jour, la capitale du Soudan du Sud gonfle et s’étend. Le long de ses rues congestionnées, immeubles et maisons à étages poussent comme des champignons. Un nouveau pont enjambe le Nil, deux autoroutes relient la ville à celles de Bor et de Rumbek, plus au nord. Ils sont l’œuvre d’entreprises chinoises, tout comme l’hôpital universitaire, dont le nouveau bâtiment, imposant, a été inauguré en 2019, et les locaux de la télévision nationale. La toute nouvelle centrale électrique, elle, a été bâtie par une entreprise éthiopienne. Car ici, la main des étrangers est partout.

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Ils ont commencé à affluer dès 2005, quand a pris fin la guerre civile qui opposait depuis 1983 les rebelles sud-soudanais au gouvernement de Khartoum. A l’époque, ce qui allait devenir le Soudan du Sud ne comptait, disait-on, que dix kilomètres de routes goudronnées. A part les installations pétrolières à la frontière avec le Soudan, tout ou presque était à créer dans cet Etat en devenir grand comme la France, peu densément peuplé et doté d’importantes ressources naturelles (pétrole, minéraux, gomme arabique, forêts, terres fertiles). Il fallait construire des routes, importer des denrées alimentaires, fournir de l’eau et de l’électricité… Un gâteau qui a aiguisé les appétits des investisseurs et attiré le long du Nil toute une armée de travailleurs venus d’Afrique de l’Est.

« Konyo Konyo«  signifie « encombré » ou « mêlé », en arabe de Juba. C’est le marché principal de la capitale, où des milliers d’habitants achètent leurs provisions quotidiennes, ici le 29 juin 2021. ABDULMONAM EASSA POUR « LE MONDE »

Alors qu’en 2005, environ 120 000 personnes vivaient à Juba, la ville dépassait le million d’habitants deux ans à peine après la proclamation de l’indépendance, en juillet 2011, selon les chiffres de la mairie. Toute organisation bien introduite et capable de pallier l’absence d’infrastructures de base pouvait alors espérer décrocher contrats et marchés. L’économie et la corruption ont prospéré quelques années, jusqu’à ce que la guerre civile éclate de nouveau, en 2013, voyant cette fois s’affronter les partisans du président Salva Kiir et de son principal opposant, Riek Machar. Beaucoup d’étrangers ont fui les hostilités, mais les plus tenaces sont restés, fournissant des services que les autorités, corrompues et engluées dans les conflits, n’ont jamais pu mettre en place. Des compagnies, mais aussi de simples particuliers qui ont tenté de faire leur trou dans ce pays ultra-dépendant de l’aide internationale et qui importe 90 % de ce qu’il consomme.

Violences et pillages

C’est dans la période d’effervescence ayant précédé la guerre civile qu’Adiru Joséphine a débarqué, seule, dans la capitale du plus jeune Etat du monde. Originaire d’Arua, dans le nord-ouest de l’Ouganda, la quadragénaire, veuve et mère de deux enfants, tient aujourd’hui un petit stand sur le marché de Konyo Konyo. L’étal où s’empilent des montagnes de fruits de la passion, d’oranges et d’ananas ne mesure pas plus de 1,50 m de large, mais il a permis à la commerçante de se constituer un petit pécule. Chaque semaine, elle fait venir l’équivalent de plusieurs centaines de dollars de produits depuis Kampala pour les revendre à Juba. Grâce à cette activité, elle a acquis un terrain d’une valeur de 3 000 dollars (environ 2 500 euros) à Arua. « Maintenant, dit-elle, je travaille pour pouvoir y construire une maison pour mes enfants. »

Adiru Josephine, une vendeuse ougandaise de 42 ans, au marché de Konyo Konyo, le 26 juin 2021. ABDULMONAM EASSA POUR « LE MONDE »

Faire son trou à Konyo Konyo n’a pas été simple. D’abord installée à l’écart du marché « officiel », couvert et sécurisé pendant la nuit, la vendeuse a dû batailler pour obtenir une place à l’intérieur. Mais ce n’était qu’un problème parmi d’autres. « Vendre des produits frais est risqué, car lorsqu’ils pourrissent ou arrivent en mauvais état, la perte est pour moi », explique la commerçante, qui détaille la longue liste des charges qu’elle doit payer pour exercer. Mais Adiru Josephine parvient tout de même à garder son calme lorsque des clients sud-soudanais l’accusent, de façon un peu agressive, de gonfler les prix : « On peut tenter d’expliquer que c’est à cause de la fluctuation de la monnaie locale qu’on ajuste nos prix sans arrêt, mais généralement, mieux vaut ne pas répondre aux provocations. »

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Adiru Joséphine était en Ouganda, auprès de ses enfants, lorsqu’un second épisode de violence a ravagé la capitale sud-soudanaise, en juillet 2016, après l’échec du premier accord de paix signé en 2015, ayant dégénéré en combats dans la ville. Des pillages ont eu lieu, perpétrés par les forces armées à l’encontre des commerçants. Alors que de nombreux Ougandais, pris de panique, ont fui les hostilités, la commerçante, elle, est revenue. « J’avais peur, se souvient-elle, mais il me manquait le capital nécessaire pour me réinstaller chez moi. »

Camions-citernes

Abdullahi Mahmoud, un Somalien de 28 ans, a lui aussi connu ces épisodes incandescents. Gérant de la compagnie qui a construit le bâtiment du marché de Konyo Konyo, il s’est adapté pour survivre. « Quand je suis arrivé en 2012, raconte-t-il, je venais de terminer mes études en Ouganda. Avec d’autres, nous avions créé une entreprise pour acheminer des matériaux de construction dans toutes les régions du Soudan du Sud. Quand la guerre a éclaté, ce projet s’est effondré », dit-il en gardant un œil sur l’écran de vidéosurveillance installé face à son bureau.

Un ouvrier sud-soudanais reconstruit le toit d’un hôtel pour son propriétaire érythréen, à Juba, le 26 juin 2021. ABDULMONAM EASSA POUR « LE MONDE »

Dehors, les embouteillages paralysent le centre historique de Juba. Entre Konyo Konyo et la mosquée du même quartier, les agents qui régulent le trafic près du petit rond-point surmonté d’une statue représentant Jubek, chef de clan et fondateur supposé de Juba, se font un malin plaisir à arrêter les conducteurs de camions-citernes. Ces véhicules bleus surmontés d’un réservoir, un long tuyau enroulé à l’arrière, livrent de l’eau aux ménages de la capitale. Les chauffeurs sont pour la plupart éthiopiens ou érythréens et leurs citernes rendent un service vital aux citoyens, en l’absence d’un circuit de distribution à même de desservir l’ensemble des quartiers. Lors des combats de 2013, l’inaccessibilité de certaines zones avait provoqué une pénurie d’eau immédiate, démontrant combien la ville dépendait d’eux.

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« Nous sommes à Juba parce que nous ne pouvons pas être ailleurs ! », lâche l’un de leurs représentants, Malek*, entouré d’une dizaine de livreurs rassemblés en cette fin d’après-midi dans ce qui est à la fois leur parking et leur lieu de vie. « Nous dormons dans ces taules sans fenêtre pour 100 dollars par mois ! », se plaint l’un d’eux, la barbe grisonnante, à Juba depuis huit ans. Il gagne, dit-il, environ 250 dollars par mois, « et une fois tous les frais couverts, il ne reste rien ». Une précarité à laquelle s’ajoute, parfois, la crainte d’être ciblé à cause de sa nationalité en cas de problème. « J’ai eu un petit accident de rien du tout et des gens m’ont tapé dessus, témoigne un chauffeur. Je me suis enfui et ensuite ils ont cassé le camion. »

« Je déteste ce job ! »

Ce sont aussi des entreprises étrangères, majoritairement érythréennes, qui purifient l’eau du Nil avant de la revendre dans une douzaine de stations de la ville. A celle située près de l’unique pont de Juba, Nabay Abraha attend que se remplisse sa citerne tout en bricolant le moteur de son camion. « Je déteste ce job ! », lance cet homme de 25 ans aux reflets dorés dans les cheveux, arrivé d’Erythrée en passant par l’Ethiopie il y a seulement six mois. « Il faut se lever à 4-5 heures du matin et tout faire : conduire, grimper jusqu’aux réservoirs chez les gens, enrouler les tuyaux et repartir… ça n’arrête pas. » Pour lui, ce passage à Juba n’est qu’une étape, car il est avant tout artiste peintre. Ce qu’il veut, c’est « vivre de [s]on talent et enseigner ». C’est son frère qui a commencé ce business de livraison d’eau il y a quatre ans ; il possède maintenant deux camions.

Des entreprises, majoritairement érythréennes, purifient l’eau du Nil avant de la revendre aux camions-citernes dans une douzaine de stations à Juba, le 29 juin 2021. ABDULMONAM EASSA POUR « LE MONDE » Nabay Abraha prépare ses dessins, le 26 juin 2021, pour une exposition au Kenya dans les prochains mois. Ce jeune homme de 25 ans, arrivé d’Erythrée en passant par l’Ethiopie, travaille comme chauffeur de camion-citerne à Juba. ABDULMONAM EASSA POUR « LE MONDE »

Ces entreprises de petite taille qui ont pris d’assaut le marché des biens et services sud-soudanais peuvent s’avérer très rentables malgré le sous-développement d’un pays dont 76 % de la population vit sous le seuil de pauvreté. Selon les informations recueillies, un chauffeur possédant son propre camion-citerne pourrait faire un bénéfice net se comptant en dizaines de milliers d’euros par an. Ils ne jouent tout de même pas dans la même cour que les entreprises qui décrochent des contrats pour les grands marchés publics.

La Chine, principal investisseur dans le pays, a signé en mars un nouveau contrat avec le gouvernement sud-soudanais pour continuer l’expansion de l’hôpital universitaire de Juba sur 16 000 m2, incluant la création de six unités médicales spécialisées. Quant au Maroc, il s’était engagé en 2017 à financer la construction de la nouvelle capitale, Ramciel, pour un coût de 10 milliards de dollars sur cinq ans, selon les estimations gouvernementales. Mais le projet attend toujours de voir le jour.

* Le prénom a été modifié. Au marché de Konyo Konyo, le 29 juin 2021. ABDULMONAM EASSA POUR « LE MONDE »

Sommaire de la série « Soudan du Sud : l’Etat inachevé »

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