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Pour les réfugiés, la biométrie tout au long du chemin

Par-delà les murs qui poussent aux frontières du monde depuis les années 1990, les réfugiés, migrants et demandeurs d’asile sont de plus en plus confrontés à l’extension des bases de données biométriques. Un « mur virtuel » s’étend ainsi à l’extérieur, aux frontières et à l’intérieur de l’espace Schengen, construit autour de programmes et de bases de données. 

Des réfugiés qui paient avec leurs iris, des migrants identifiés par leurs empreintes digitales, des capteurs de reconnaissance faciale, mais aussi d’émotions… Réunis sous la bannière de la « frontière intelligente », ces dispositifs technologiques, reposant sur l’anticipation, l’identification et l’automatisation du franchissement de la frontière grâce aux bases de données biométriques, ont pour but de trier les voyageurs, facilitant le parcours des uns et bloquant celui des autres.

L’Union européenne dispose ainsi d’une batterie de bases de données qui viennent compléter les contrôles aux frontières. Depuis 2011, une agence dédiée, l’Agence européenne pour la gestion opérationnelle des systèmes d’information à grande échelle, l’EU-Lisa, a pour but d’élaborer et de développer, en lien avec des entreprises privées, le suivi des demandeurs d’asile.

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Elle gère ainsi plusieurs bases compilant des données biométriques. L’une d’elles, le « Entry and Exit System » (EES), sera déployée en 2022, pour un coût évalué à 480 millions d’euros. L’EES a pour mission de collecter jusqu’à 400 millions de données sur les personnes non européennes franchissant les frontières de l’espace Schengen, afin de contrôler en temps réel les dépassements de durée légale de visa. En cas de séjour prolongé devenu illégal, l’alerte sera donnée à l’ensemble des polices européennes.

Se brûler les doigts pour ne pas être enregistré

L’EU-Lisa gère également le fichier Eurodac, qui consigne les empreintes digitales de chacun des demandeurs d’asile de l’Union européenne. Utilisé pour appliquer le règlement Dublin III, selon lequel la demande d’asile est déposée et traitée dans le pays européen où le migrant a été enregistré la première fois, il entraîne des stratégies de résistance.

« On a vu des migrants refuser de donner leurs empreintes à leur arrivée en Grèce, ou même se brûler les doigts pour ne pas être enregistrés dans Eurodac, rappelle Damien Simonneau, chercheur à l’Institut Convergences Migrations du Collège de France. Ils savent que s’ils ont, par exemple, de la famille en Allemagne, mais qu’ils ont été enregistrés en Grèce, ils seront renvoyés en Grèce pour que leur demande y soit traitée, ce qui a des conséquences énormes sur leur vie. » La procédure d’instruction dure en effet de 12 à 18 mois en moyenne.

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La collecte de données biométriques jalonne ainsi les parcours migratoires, des pays de départs jusqu’aux déplacements au sein de l’Union européenne, dans un but de limitation et de contrôle. Pour lutter contre « la criminalité transfrontalière » et « l’immigration clandestine », le système de surveillance des zones frontières Eurosur permet, via un partage d’informations en temps réel, d’intercepter avant leur arrivée les personnes tentant d’atteindre l’Union européenne.

Des contrôles dans les pays de départ

Pour le Transnational Institute, auteur avec le think tank Stop Wapenhandel et le Centre Delàs de plusieurs études sur les frontières, l’utilisation de ces bases de données témoigne d’une stratégie claire de la part de l’Union européenne. « Un des objectifs de l’expansion des frontières virtuelles, écrivent-ils ainsi dans le rapport Building Walls, paru en 2018, est d’intercepter les réfugiés et les migrants avant même qu’ils n’atteignent les frontières européennes, pour ne pas avoir à traiter avec eux. »

Si ces techniques permettent de pré-trier les demandes pour fluidifier le passage des frontières, en accélérant les déplacements autorisés, elles peuvent également, selon Damien Simonneau, avoir des effets pervers. « L’utilisation de ces mécanismes repose sur l’idée que la technologie est un facilitateur, et il est vrai que l’autonomisation de certaines démarches peut faciliter les déplacements de personnes autorisées à franchir les frontières, expose-t-il. Mais les technologies sont faillibles, et peuvent produire des discriminations. »

Ces techniques virtuelles, aux conséquences bien réelles, bouleversent ainsi le rapport à la frontière et les parcours migratoires. « Le migrant est confronté à de multiples points « frontière », disséminés un peu partout, analyse Damien Simonneau. Cela crée des obstacles supplémentaires aux parcours migratoires : le contrôle n’est quasiment plus lié au franchissement d’une frontière nationale, il est déterritorialisé et peut se produire n’importe où, en amont comme en aval de la frontière de l’État. »

Ainsi, la « politique d’externalisation de l’Union européenne » permet au contrôle migratoire de s’exercer dans les pays de départ. Le programme européen « SIV » collecte par exemple dès leur formulation dans les consulats les données biométriques liées aux demandes de visas.

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Plus encore, l’Union européenne délègue une partie de la gestion de ses frontières à d’autres pays : « Dans certains États du Sahel, explique Damien Simonneau, l’aide humanitaire et de développement est conditionnée à l’amélioration des contrôles aux frontières. »

Un programme de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), le programme MIDAS, financé par l’Union européenne, est ainsi employé par 23 pays, majoritairement en Afrique, mais aussi en Asie et en Amérique. Son but est de « collecter, traiter, stocker et analyser les informations [biométriques et biographiques] des voyageurs en temps réel » pour aider les polices locales à contrôler leurs frontières. Mais selon le réseau Migreurop, ces données peuvent également être transmises aux agences policières européennes. L’UE exerce ainsi un droit de regard, via Frontex, sur le système d’information et d’analyse de données sur la migration, installé à Makalondi au Niger.

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Des réfugiés qui paient avec leurs yeux

Un mélange des genres, entre organisations humanitaires et États, entre protection, logistique et surveillance, qui se retrouve également dans les camps de réfugiés. Dans les camps jordaniens de Zaatari et d’Azarq, par exemple, près de la frontière syrienne, les réfugiés paient depuis 2016 leurs aliments avec leurs iris.

L’aide humanitaire alimentaire distribuée par le Programme alimentaire mondial (PAM) leur est en effet versée sur un compte relié à leurs données biométriques. Il leur suffit de passer leurs yeux dans un scanner pour régler leurs achats. Une pratique qui facilite grandement la gestion logistique du camp par le HCR et le PAM, en permettant la traçabilité des échanges et en évitant les fraudes et les vols.

Mais selon Léa Macias, anthropologue à l’EHESS, cela a aussi des inconvénients. « Si ce paiement avec les yeux peut rassurer certains réfugiés, dans la mesure où cela les protège contre les vols, développe-t-elle, le procédé est également perçu comme une violence. Les réfugiés ont bien conscience que personne d’autre au monde, dans une situation normale, ne paie ainsi avec son corps. »

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Le danger de la fuite de données

La chercheuse s’inquiète également du devenir des données ainsi collectées, et se pose la question de l’intérêt des réfugiés dans ce processus. « Les humanitaires sont poussés à utiliser ces nouvelles technologies, expose-t-elle, qui sont vues comme un gage de fiabilité par les bailleurs de fonds. Mais la technologisation n’est pas toujours dans l’intérêt des réfugiés. En cas de fuite ou de hackage des bases de données, cela les expose même à des dangers. »

Un rapport de Human Rights Watch (HRW), publié mardi 15 juin, alerte ainsi sur des transferts de données biométriques appartenant à des Rohingyas réfugiés au Bangladesh. Ces données, collectées par le Haut-commissariat aux réfugiés (HCR) de l’ONU, ont été transmises par le gouvernement du Bangladesh à l’État birman. Si le HCR a réagi en affirmant que les personnes concernées avaient donné leur accord à ce transfert de données pour préparer un éventuel retour en Birmanie, rien ne permet cependant de garantir qu’ils seront bien reçus si leur nom « bipe » au moment de passer la frontière.

www.rfi.fr

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