Depuis plusieurs jours, l’application Citizen est sous un feu nourri de critiques pour avoir identifié un innocent . Cette technologie permet à ses utilisateurs de signaler des incidents ou infractions géolocalisées et de recevoir des alertes quand des dangers se présentent.
Finalement, ils ne vont pas le faire. Les responsables de Citizen – une application controversée de signalement des crimes, infractions et autres incidents dans le voisinage – ont renoncé, mercredi 26 mai, au projet de se doter d’un service de “patrouille privée” de sécurité.
Une bonne nouvelle pour tous ceux qui s’étaient inquiétés de l’apparition de ces voitures à Los Angeles ces derniers jours. “Il y a peu de choses qui me font plus penser qu’on est entrés dans une sombre réalité dystopique que de voir une voiture avec le logo Citizen qui ressemble à une patrouille de police”, pouvait-on lire sur Twitter.
Incendie et chasse à l’homme
Mais le renoncement de Citizen n’enlève rien au fait que cette start-up new-yorkaise a pu juger acceptable de se doter d’un service susceptible de faire le travail de la police à la place de la police. “C’est inquiétant quant aux ambitions de Citizen”, a écrit le site d’information Vice, le premier à relater cette affaire vendredi dernier.
C’est d’autant plus préoccupant que ce n’est pas la seule ombre au tableau de cette application qui se présente comme une sorte de Waze, assistant de conduite et de navigation, de l’ordre public. Depuis une semaine, elle est soumise à un feu nourri de critiques suite à un sérieux couac survenu à l’occasion d’un incendie criminel en Californie.
Citizen, qui repose sur les incidents rapportés par les utilisateurs et sur les annonces faites sur les fréquences radios de la police, avait pu identifier un suspect potentiel. Andrew Frame, le PDG de la société, avait alors offert jusqu’à 30 000 dollars pour sa capture. Sauf que l’individu ainsi désigné comme cible d’une chasse à l’homme n’y était pour rien, la police ayant entretemps interpellé le véritable responsable.
De quoi sérieusement écorner la réputation d’une application qui revendique sept millions d’utilisateurs dans une cinquantaine de grandes villes américaines. Elle a levé plus de 100 millions de dollars auprès d’investisseurs et se veut un outil pour un monde “plus sûr”. Les responsables de Citizen se sont certes excusés et ont assuré qu’il s’agissait d’un incident isolé. L’épisode n’en a pas moins dû réveiller chez eux les douloureux souvenirs des débuts plus que chaotiques de ce service.
Citizen est né en 2016 sous le nom de Vigilante (qui peut se traduire par “justicier” ou “groupe d’autodéfense”). À l’époque, les créateurs ont présenté leur appli comme une sorte de 911 (le service des urgences de la police américaine) citoyen. “Chacun est appelé à participer à l’effort pour maintenir l’ordre public”, pouvait-on lire dans le communiqué de lancement.
Un concept qui a déplu à la police
L’application était alors très orientée sur les signalements faits par les utilisateurs. En ouvrant Vigilante sur son smartphone, il était ainsi possible de voir sur une carte tous les incidents à proximité, qu’il s’agisse d’accidents de la circulation, d’agressions, d’incendies ou encore de bagarres. Le but était de permettre de pouvoir prendre le “chemin le plus sûr pour rentrer chez soi” ou de “venir en assistance aux personnes en danger”, expliquaient les responsables de la société.
Ce concept avait alors fortement déplu aux forces de l’ordre qui avait appelé la population “à laisser les professionnels s’occuper des questions de sécurité”. On peut comprendre leur irritation : dans la vidéo de lancement de Vigilante, des citoyens ordinaires sauvent une femme sur le point de se faire agresser, grâce aux signalements sur l’application, alors que les patrouilles de police peinent à arriver sur les lieux du drame… Ce clip promotionnel se finissait par le message : “Est-ce que l’injustice peut survivre à la transparence ?” Autrement dit, Vigilante promettait que si tout le monde avait accès aux mêmes informations que la police, le crime ne paierait plus.
Apple n’a pas, non plus, apprécié l’idée et a rapidement fait disparaître l’application de son App Store pour “raisons de sécurité”. La marque à la pomme ne voulait pas autoriser un service qui “risquait de pousser les individus à se faire justice eux-mêmes”, souligne le New York Times.
De quoi sonner le glas de cette idée ? Que nenni : Vigilante est revenu un an plus tard sous le nom de Citizen. Mais cette fois-ci, pas question de laisser le commun des mortels jouer aux policiers amateurs. La nouvelle mouture de l’application générait un flux continu d’alertes géolocalisées d’incidents postés par les employés de Citizen, dont la tâche consiste à écouter et filtrer les ondes radios de la police et d’autres services, comme les pompiers. “Citizen a permis de faire évacuer des immeubles en feu ou de retrouver des personnes portées disparues”, peut-on dorénavant lire dans la communication officielle de la start-up.
Une peur qui peut rapporter gros
En 2020, les utilisateurs sont de nouveau appelés à signaler les éventuels troubles à l’ordre public. Citizen édicte alors des règles de bonnes conduites qui interdisent, notamment, “de signaler des suicides dans des résidences privées, de dénoncer des ‘individus louches’, de nommer des suspects ou de ne fournir que de vagues descriptions”, a expliqué un porte-parole de Citizen au New York Times.
L’application ajoute aussi la possibilité de filmer en direct des événements et de les commenter. “En diffusant depuis les lieux d’un incident, en lisant les mises à jour fournies par les utilisateurs, les communautés disposent de sources supplémentaires pour se sentir en sécurité”, explique la start-up.
Et certains prennent cette tâche très au sérieux. Un New-yorkais, dont le nom d’utilisateur est BoyWonder, a déjà diffusé près de 700 vidéos d’incidents, rapporte le New York Times.
Citizen fait d’ailleurs tout pour pousser les utilisateurs à devenir dépendants de cette application, a découvert Vice. Des emails internes, que le site a pu consulter, indiquent que les employés sont poussés à envoyer autant de notifications que possible, “même si parfois elles ne sont pas des plus pertinentes”, souligne un ancien employé de la start-up, qui a préféré gardé l’anonymat, interrogé par Vice.
Ce flux constant d’alertes “peut pousser les gens à percevoir le monde qui nous entoure comme bien plus dangereux qu’il ne l’est en réalité”, explique Pamela Rutledge, directrice du Media Psychology research center, interrogée par CNN.
C’est le principe même du modèle économique d’une application gratuite comme Citizen. “Elle ne peut pas gagner de l’argent si les individus ne sont pas convaincus qu’il existe une menace constante autour d’eux et qu’il faut payer pour être mieux protégé”, souligne l’ex-employé interrogé par Vice.
C’est le but de services comme la “patrouille privée” de sécurité qui a été testée par la start-up. Elle aurait pu être recrutée par des utilisateurs de Citizen pour assurer leur sécurité lorsqu’ils rentrent tard du travail, souligne le Washington Post. L’application propose aussi un autre service pour 20 dollars par mois, baptisé “Protect Agent” (Agent protecteur), qui permet d’avoir une sorte de système de protection personnalisée. Un employé peut, sur demande de l’utilisateur, se brancher à distance au téléphone pour écouter grâce au micro si une menace survient et notifier en urgence les autres utilisateurs de Citizen et la police.
“Dans une société démocratique saine où tout le monde n’a pas peur de son voisin, ce type de service ne marcherait pas”, assure Chris Gilliard, un spécialiste des questions de surveillance électronique à l’Université de Californie à Los Angeles, interrogé par Vice. Le succès de Citizen confirme, selon lui, que les États-Unis n’en sont plus là. Dans une société aussi divisée, les développeurs de l’application ont compris que la peur est facile à susciter, pas chère à entretenir et peut rapporter gros.
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