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« Dix-neuf ans après, je ne pensais pas pleurer » : à Cherbourg, les oubliés de Karachi

Par Béatrice Gurrey

Publié aujourd’hui à 02h10

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Enquête« Affaire Karachi, l’épreuve sans fin » (1/2) Dans une enquête en deux volets, « Le Monde » revient sur l’attentat du 8 mai 2002 contre des employés des chantiers navals français en mission au Pakistan, qui reste une profonde douleur pour les victimes et leurs proches. Tous sont convaincus d’avoir été privés de la vérité dans ce dossier à forte dimension politico-financière.

Le regard bleu au-dessus du masque scrute, scanne. S’interroge encore. Faut-il, tant d’années après l’attentat de Karachi, au Pakistan, le 8 mai 2002, raconter cette histoire qui a ravagé sa vie et celle de ses proches ? Faut-il livrer à une inconnue des mots contenus pendant dix-neuf ans ? Dans les yeux de Virginie Bled, 46 ans, on lit la crainte et la détermination. Nous quittons la gare de Cherbourg (Manche).

« Onze morts, douze blessés graves, vingt-sept orphelins », a coutume de répéter l’un des rescapés de l’attentat, Gilles Sanson. Il n’oublie pas pour autant les victimes pakistanaises qui se trouvaient au moment fatal sur Club Road, dans le quartier des grands hôtels de Karachi. Mais il assène ce bilan, celui des morts et des blessés français de l’arsenal de Cherbourg comme un mantra, pour conjurer des images qui le hantent. Il est bien placé pour savoir que des chiffres ne peuvent pas rendre compte de la souffrance, mais il connaît intimement leur signification : des familles entières dévastées, sur plusieurs générations. Il leur manque toujours la vérité. Et la justice, malgré divers procès ces dernières années.

Onze noms sur une pierre noire

Dans les gobelets en carton, le café a refroidi trop vite. Des mouettes bruyantes tournoient au-dessus de l’eau verte et glacée du grand chenal, parcourue de vaguelettes. De ce côté, à droite en regardant la Manche, la Cité de la mer s’étire sur la jetée. Le plus vaste bâtiment Art déco de France accueillait simultanément quatre trains et deux paquebots, dans les années 1930. La gare transatlantique de Cherbourg est devenue un musée océanographique et un « parc ludique », fermé durant de longs mois, Covid-19 oblige. Sur le flanc de l’établissement, dans une darse, Le Redoutable dort du sommeil des justes. Le premier sous-marin nucléaire lanceur d’engins (SNLE), construit et mis à l’eau à Cherbourg en 1967, était l’enfant chéri du Général. On le visite encore.

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Il faut presque chercher la pierre noire, dressée dans la verdure, à trois pas. Les noms des onze morts de Karachi y figurent, sous la figure stylisée d’un sous-marin, comme happés par les abysses. Cédric Bled, le premier de la liste alphabétique, était aussi le plus jeune, 27 ans. C’était l’amour de Virginie, son mari, le père de leur fille, Mathilde.

Tous ces hommes sont morts en service commandé pour leur pays à des milliers de kilomètres de chez eux, dans un bus militaire soudain déchiqueté, sans que leur famille ait jamais su avec certitude pourquoi, ou en soupçonnant le pire : Jean-Michel Chevassut, 42 ans, Jean-Pierre Delavie, 34 ans, Thierry Donnart, 38 ans, Claude Drouet, 50 ans, Bernard Dupont, 42 ans, Pascal Groux, 43 ans, Jacques Laurent, Daniel Lecarpentier, Jean-Yves Leclerc, tous trois 51 ans, et Pascal Leconte, né un 7 mai, qui avait eu 39 ans la veille de l’attentat.

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