Des hommes habillés en civil ont tiré en direction de manifestants indigènes à Cali, à différents endroits de la ville, dimanche 9 mai, comme le montrent plusieurs vidéos diffusées sur les réseaux sociaux. Une dizaine de manifestants ont été blessés. Ces attaques ont ravivé les tensions dans la ville, devenue l’épicentre du mouvement social qui secoue la Colombie depuis le 28 avril, et qui a déjà fait des dizaines de morts.
Depuis le 28 avril, des manifestations contre le gouvernement ont lieu quotidiennement en Colombie, marquées par la répression policière, notamment à Cali, la troisième ville du pays.
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Ce mouvement de contestation rassemble différents secteurs : ouvriers, étudiants, défenseurs de l’environnement, indigènes, professeurs, chauffeurs de taxi, etc.
C’est dans ce contexte que des hommes vêtus en civil ont tiré sur des manifestants indigènes à Cali, dimanche 9 mai. Ces derniers étaient venus dans la ville pour soutenir le mouvement de protestation.
La rédaction des Observateurs de France 24 a ainsi identifié trois endroits où ces tirs se sont produits, en analysant les vidéos publiées sur les réseaux sociaux ce jour-là : ils se trouvent au sud de la ville, sur l’avenue Cañasgordas, dans des quartiers aisés. Nous les avons matérialisés par des points rouges sur la carte ci-dessous.
LIEU N°1 : un carrefour devant une église, dans le quartier Pance
La plupart des vidéos montrant ces tirs ont été tournées au niveau d’un carrefour, situé devant l’église La María, dans le quartier Pance.
« Des gens en civil ont tiré dans notre direction, avec le soutien de la police »
Robert Molina est coordinateur au sein du Conseil régional indigène du Cauca (CRIC), qui regroupe les autorités indigènes de ce département, situé au sud de Cali.
Quand nous sommes arrivés au carrefour, avec deux camionnettes, des gens avec des chemises blanches bloquaient le passage, avec des véhicules. Ils ne se sont pas présentés, mais ils nous ont dit qu’ils étaient contre la grève car, selon eux, elle affecte les habitants de Cali. Ils ont aussi dit qu’ils ne voulaient pas que nous soyons là, et que nous devions retourner chez nous. Nous avons répondu que ce n’était pas nous qui avions installé les barrages routiers à Cali, mais les habitants. Cela a été très tendu avec eux.
Depuis plusieurs jours, certains habitants de Cali – notamment des quartiers aisés – avaient commencé à s’opposer de plus en plus vivement aux manifestants, les accusant de les « prendre en otage », en raison de l’installation de barrages routiers bloquant les principales voies d’accès à la ville. Des blocages ayant compliqué l’approvisionnement en denrées alimentaires, en médicaments ou encore en combustible.
Robert Molina poursuit :
Ensuite, deux « chivas » nous appartenant sont arrivées. [Ces minibus colorés, typiquement colombiens, sont utilisés par les manifestants indigènes pour se déplacer, NDLR.] Elles n’ont pas pu passer non plus, et c’est à ce moment-là que les tirs ont commencé. Ce sont des gens en civil qui ont tiré dans notre direction, avec le soutien de la police. Nous ignorons leur identité.
Dans la vidéo ci-dessous, on voit ainsi un homme avec une chemise blanche tirer en direction de deux « chivas » (visibles à partir de 0’13). Il disparaît ensuite du champ de la caméra, mais un autre tir résonne trois secondes plus tard. Un véhicule blanc aux vitres teintées semble accompagner ses mouvements, comme pour le « couvrir ».
Un policier en uniforme se trouve à ses côtés, au moment où il tire : pour de nombreux Colombiens, la présence de ce policier prouve la complaisance des forces de l’ordre à l’égard des hommes en civil ayant tiré ce jour-là, voire leur complicité. Certains estiment également que le tireur pourrait être un policier habillé en civil.
Vidéo tournée à Cali, le 9 mai, où l’on voit un homme en civil tirer en direction de deux « chivas », sous le regard d’un policier (géolocalisation ici).
Dans la deuxième vidéo ci-dessous, tournée 300 mètres plus loin, on peut voir d’autres hommes en civil qui tirent, en direction du carrefour où se trouvent les manifestants. Le premier apparaît brièvement à 0’00. Le deuxième est visible à l’arrière d’un pick-up, à partir de 0’02, et semble accompagné d’une autre personne armée, à sa droite. Un troisième homme, qui semble également armé, apparaît à 0’08.
L’homme qui a tourné cette vidéo est lui aussi armé d’un pistolet, et tire en direction du carrefour à partir de 0’16. Il fait référence aux manifestants indigènes à plusieurs reprises : « Regarde-les, ceux du CRIC, là-bas ! » On l’entend dire que son chargeur est plein, quand quelqu’un lui demande s’il a encore des balles.
Vidéo tournée à Cali, le 9 mai, par un homme en civil armé : on le voit tirer – de même que d’autres hommes armés – en direction du carrefour où se trouvent les manifestants indigènes (géolocalisation ici). L’auteur de cette vidéo a également tourné cette autre vidéo, très semblable.
« Une jeune femme est toujours dans un état grave, car elle a été touchée à l’abdomen »
Robert Molina poursuit son récit :
Quand les tirs ont commencé, les gens sont descendus des « chivas », se mettant au sol. Cela a été chaotique, même si nous avons essayé de rester calmes. Des hommes de notre groupe ont couru vers l’endroit d’où provenaient les tirs, pour qu’ils cessent : c’est à ce moment-là que nous avons eu le plus de blessés. Au total, nous avons eu douze blessés liés à ces tirs, dont une jeune femme qui est toujours dans un état grave, car elle a été touchée à l’abdomen. Finalement, la situation s’est calmée notamment grâce à la médiation d’un religieux, puis de défenseurs des droits de l’Homme.
Dans la vidéo ci-dessous, diffusée par le CRIC, on voit effectivement des manifestants au sol à partir de 1’28, alors que les premiers tirs résonnent. Quelqu’un crie : « Ils sont en train de tirer sur les gens ! » À partir de 2’00, la personne qui filme se dirige vers l’endroit d’où proviennent les tirs (là où la vidéo précédente a été tournée), avec d’autres personnes, d’abord en marchant, puis en courant.
Pueden seguir en vivo los sucesos en Cali, el ataque armado a la Minga, a través de este enlace: https://t.co/MQeTLO0zMh
— Consejo Regional Indígena del Cauca (CRIC) (@CRIC_Cauca) May 9, 2021
Vidéo tournée à Cali, le 9 mai, lorsque les premiers tirs commencent (géolocalisation ici).
Autre vidéo tournée à Cali, le 9 mai (géolocalisation ici). On voit deux « chivas », on entend de nombreux tirs et quelqu’un crier : « Nous avons besoin d’aide, ils nous tirent dessus ! »
Autre vidéo tournée à Cali, le 9 mai, depuis l’une des « chivas » : on voit des hommes transporter deux blessés (géolocalisation ici).
LIEU N°2 : une route, au sud du quartier Pance
Dimanche 9 mai, une autre « chiva », qui transportait des manifestants indigènes, a été ciblée sur une route située au sud du quartier Pance.
Dans la vidéo ci-dessous, on voit ainsi un homme vêtu d’une chemise blanche tirer dans sa direction au moment où elle passe, à 0’16. Son geste ne semble pas choquer les gens à ses côtés, habillés de façon similaire, et qui se trouvent à quelques mètres de l’entrée d’une riche copropriété. Selon les manifestants indigènes, ce tir n’a toutefois blessé personne.
Vidéo tournée dans le sud de Cali, le 9 mai, où l’on voit un homme en civil tirer en direction d’une « chiva » (géolocalisation ici).
D’autres vidéos, tournées quelques mètres plus loin, sont révélatrices des tensions qu’il y a eu entre manifestants indigènes et habitants ce jour-là. L’une d’elles montre des gens en train de bloquer la route, pour empêcher une « chiva » de passer. Quelqu’un crie : « Retournez chez vous, vous n’êtes pas les bienvenus ici ! »
Deux vidéos montrent une femme en particulier qui s’oppose à son passage : malmenée par des manifestants, elle se retrouve brièvement au sol à un moment. Sur son compte Twitter, cette femme se présente comme « uribiste » (en référence à l’ancien président d’extrême droite Álvaro Uribe). Puis la « chiva » redémarre : on voit alors certains manifestants indigènes jeter des pierres vers les gens qui s’opposaient à eux.
LIEU N°3 : un rond-point, à l’est du quartier Ciudad Jardín
Ce jour-là, un homme en civil a également tiré au niveau d’un rond-point, situé à l’est du quartier Ciudad Jardín, alors que des manifestants indigènes se trouvaient juste à côté.
C’est ce que montre la vidéo ci-dessous : on y voit des manifestants à l’arrière d’un pick-up, puis un homme vêtu d’une chemise blanche qui tire à 0’10. On entend une femme crier : « Allez vous-en, les Indiens ! »
Vidéo tournée à Cali, le 9 mai, montrant un homme en civil tirer à proximité de manifestants indigènes (géolocalisation ici).
Autre vidéo tournée à Cali, le 9 mai, au même endroit (géolocalisation ici). On entend des tirs, puis à 0’13, on voit une voiture blanche foncer dans une personne pour la renverser, avant de prendre la fuite. Cette voiture ressemble à celle visible dans la vidéo précédente, à 0’28.
Condamnations sur la scène internationale
À la suite de ces attaques, le maire de Cali a indiqué qu’il ne savait pas qui avait tiré, et qu’il avait demandé à une commission d’éclaircir cela.
Ces attaques ont été vivement condamnées sur la scène internationale, notamment par l’ONU, les ONG Human Rights Watch et Amnesty International. Cette dernière a notamment déclaré :
« Les attaques menées par des civils armés, dans certains cas en présence de la police, contre la minga indigène à Cali sont le reflet des dynamiques de violence qui persistent en Colombie et qui se sont accentuées dans le contexte des mouvements de protestation sociale liés à la grève nationale. […] Historiquement, les peuples indigènes et afrocolombiens souffrent de façon disproportionnée des conséquences de la violence, du conflit armé et de l’absence de protection de la part de l’État. »
Amnesty International a également déploré le fait que « diverses autorités, notamment la police nationale, [avaient] fait des déclarations stigmatisantes » au sujet des manifestants indigènes.
Des manifestants indigènes également accusés de violences, mais parfois sans preuves
De fait, le 9 mai, la police nationale a déclaré que les manifestants indigènes avaient « attaqué » des citoyens dans le secteur de l’église de La María, brûlé et vandalisé des véhicules. Elle a aussi indiqué : « Dans des vidéos, on peut observer les indigènes qui se dispersent dans les résidences, tirant avec des armes à feu et incitant au terrorisme, pillant des maisons et des appartements du secteur, blessant quatre personnes avec des armes tranchantes et des objets contondants. »
La police n’a toutefois pas réagi aux accusations concernant son éventuelle complicité avec les hommes armés.
Des dégâts matériels et des pillages ?
Dans une vidéo diffusée le 9 mai, on voit effectivement des manifestants indigènes renverser une voiture et l’endommager. La rédaction des Observateurs de France 24 n’a toutefois pas pu identifier l’endroit précis où elle avait été tournée.
Par ailleurs, plusieurs vidéos prises à l’entrée d’une copropriété aisée, dans le sud du quartier Pance, montrent trois véhicules aux vitres brisées et la loge d’un gardien vandalisée (géolocalisation ici + point vert sur la carte au début de l’article). On y entend les habitants dire que des manifestants indigènes sont entrés avec un camion, percutant les véhicules et vandalisant la loge.
Des images tournées depuis un drone semblent corroborer ces accusations : on y voit un camion avec un drapeau vert et rouge – les couleurs des manifestants indigènes – qui percute le portail de la résidence, faisant reculer les véhicules stationnés derrière. Puis on voit des personnes jeter des pierres en direction du drone.
L’une des explications possibles : les manifestants auraient poursuivi l’un des tireurs jusqu’à cette copropriété, où il se serait réfugié. En effet, dans une autre vidéo, la personne qui filme demande : « Et pourquoi ils [les manifestants indigènes] sont rentrés ici ? » Quelqu’un lui répond alors : « Ils [les résidents] ont laissé rentrer quelqu’un qui tirait là-bas, et les hommes sont arrivés derrière. »
Interrogé par notre rédaction, Ferley Quintero, un conseiller du CRIC, a indiqué qu’ils étaient en train de vérifier si ce camion leur appartenait.
Notre rédaction n’a toutefois vu aucune image de pillages de maisons ou d’appartements dans le secteur.
Des attaques contre des personnes ?
Concernant les accusations selon lesquelles les manifestants auraient « attaqué » des personnes, dans une vidéo tournée à côté d’une station-service, un homme avec du sang au visage assure avoir été frappé au visage avec une pierre (géolocalisation ici + point vert sur la carte au début de l’article). Une autre vidéo, tournée depuis un immeuble voisin, semble aller dans ce sens : on y voit deux « chivas » et de nombreux véhicules sur la route, ainsi qu’une altercation entre cet homme – reconnaissable à son débardeur fluo – et d’autres personnes, à 0’17. Puis on le voit s’écrouler, en se tenant la tête, à 1’07.
En revanche, notre rédaction n’a vu aucune autre image de personnes blessées par des manifestants indigènes.
Des armes à feu ?
Enfin, la police affirme que les manifestants indigènes ont tiré avec des « armes à feu », des accusations également formulées par certains habitants. Notre rédaction a analysé près d’une quarantaine de vidéos diffusées ce jour-là : aucune arme à feu n’est visible dans les mains des manifestants. Les seules armes que l’on voit sont des bâtons, des machettes et des pierres.
De plus, historiquement, les indigènes de la zone ont toujours refusé la violence armée, comme l’a confirmé à notre rédaction Walter Agredo, délégué de l’ONG Defender la Libertad dans le département Valle del Cauca : « Ils n’utilisent jamais d’armes à feu. Les seules choses qu’ils utilisent parfois, ce sont des sortes de petites fusées qui explosent. »
À la suite de ces événements, le président Iván Duque a ordonné un déploiement massif des forces de l’ordre à Cali, et exigé la levée des barrages routiers. Le 12 mai, les manifestants indigènes ont finalement décidé de quitter la ville, pour des raisons de sécurité, tout en indiquant qu’ils continueraient de soutenir les manifestations.
Depuis, le mouvement de protestation n’a pas faibli à l’échelle nationale. Une première réunion, organisée lundi dernier entre le gouvernement et le Comité national de grève, a échoué à désamorcer la crise, qui avait été déclenchée par un projet de réforme fiscale, depuis abandonné. Depuis le 28 avril, des dizaines de personnes ont été tuées.
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