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“L’esclavage français”, entre clichés et oubli selon Rokhaya Diallo

Publié le : 10/05/2021 – 15:02

Le 10 mai est la Journée des mémoires et de réflexion sur la traite, l’esclavage et leurs abolitions en France. Une période qui reste finalement peu connue, mal comprise et qui fait encore l’objet de nombreux clichés, selon la journaliste engagée Rokhaya Diallo.

Entre les XVIe et XVIIe siècles, la France a déporté plus près de 2 millions d’Africains dans ses colonies antillaises, dont 800 000 à Saint-Domingue, devenue Haïti.

Le 10 mai, des commémorations sont organisées à travers le pays pour marquer la Journée nationale des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions. Un évènement particulier cette année, puisqu’il coïncide avec les 20 ans de la loi Taubira, déclarant la traite négrière et l’esclavage « crime contre l’humanité ».

>>> Sur le même sujet : Commémoration des victimes de l’esclavage : la loi Taubira, 20 ans après

Ce chapitre de l’histoire française reste pourtant largement méconnu au sein de la population et génère encore de nombreux clichés, selon l’intellectuelle engagée Rokhaya Diallo, qui œuvre à déconstruire les préjugés ethno-raciaux. Un constat qu’elle décline en trois exemples pour France 24. 

• Cliché n°1 : l’esclave docile

Rokhaya Diallo : « En France, on présente souvent l’esclavage d’une manière qui laisse croire que les personnes étaient passives et dociles. Les images véhiculées dans les manuels scolaires montrent des êtres aux visages et corps similaires, têtes baissées, ou bien étendus en ligne sur les bateaux.

Plan du navire négrier nantais, le Marie-Sépharique.
Plan du navire négrier nantais, le Marie-Sépharique.
Plan du navire négrier nantais, le Marie-Sépharique. © public domain

Cette représentation que l’on pourrait qualifier de ‘déshumanisée’, très axée sur le ‘commerce’ triangulaire, ne met pas assez en avant les nombreuses révoltes lors des trajets qui ont pourtant été documentées par beaucoup d’historiens. Lors de ces voyages extrêmement difficiles, les bagarres étaient fréquentes, nombre de passagers se jetaient à l’eau préférant la mort à l’asservissement ou fomentaient des rébellions contre les équipages. Le terme même d’esclave attribue aux personnes réduites en esclavage un statut passif. Aux États-Unis, un travail a été mené sur ce sujet et il existe un consensus sur l’utilisation de ‘enslaved people’ (‘personne esclavagisée’), qui met en avant les circonstances, et non la nature des personnes. 

Ce cliché de l’esclave docile, outre le fait qu’il constitue une vision historique biaisée, continue d’alimenter les clichés sur les personnes noires en France. À titre d’exemple, on pourrait citer la vision de la personne noire dont le caractère supposé menaçant doit être canalisé : elle doit être agréable, souriante ou bien distrayante. Ces clichés liés à la soumission sont encore présents aujourd’hui, tout comme ceux sur la force physique ou l’endurance face à la douleur, par ailleurs alimentés par les images de famine et de guerre sur le continent africain. » 

• Cliché n°2 : les champs de coton

Rokhaya Diallo : « En France, nous avons très peu de représentations de ce qu’a pu être l’expérience française de l’esclavage. Ce sont avant tout des images de l’esclavage américain qui viennent en tête, car aux États-Unis la culture populaire s’est emparée depuis longtemps de ce sujet avec des films et des séries comme ‘Racines’ (‘Roots’), qui a connu un énorme succès lors de sa diffusion en 1978, ou plus récemment le film ‘Twelve Years a Slave’.

Or le champ de coton n’a rien à voir avec l’histoire française ; notre expérience de l’esclavage, c’est la culture de la canne à sucre, majoritairement sur des îles, à l’exception de la Guyane, avec une organisation différente et des possibilités d’évasion (appelée ‘marronnage’) bien moindres. L’absence de représentation de l’esclavage français crée de fait une distance avec ce sujet dans notre pays, qui reste dans l’imaginaire collectif une question extérieure. 

Cet épisode historique concerne pourtant tous les Français et a généré des transformations majeures. Le sucre, le cacao, le thé, le café… Tout ce qui constitue encore aujourd’hui notre petit-déjeuner est présent sur nos tables du fait de cette histoire violente. Son impact sur la société française reste largement sous-estimé. » 

• Cliché n°3 : le « nègre de maison »  

Rokhaya Diallo : « La diffusion de cette expression s’est intensifiée ces dernières années en France sur les réseaux sociaux et est utilisée par des personnes noires pour qualifier d’autres personnes noires dont elles considèrent qu’elles sont solidaires des oppresseurs. Cette image, issue d’un discours de Malcolm X volontairement provocateur, a été depuis largement critiquée et déconstruite aux États-Unis. Malheureusement, elle a été réactivée dans l’imaginaire collectif, notamment avec la diffusion du film de Quentin Tarantino ‘Django Unchained’ (2012), et le rôle d’esclavagiste très caricatural de Samuel L. Jackson, prêt à toutes les trahisons pour défendre son maître. 

Samuel L. Jackson dans le film Django (2012) de Quentin Tarantino.
Samuel L. Jackson dans le film Django (2012) de Quentin Tarantino.
Samuel L. Jackson dans le film Django (2012) de Quentin Tarantino. © Sony

Cette expression pose deux problèmes. Tout d’abord, elle est offensante pour les personnes issues de l’esclavage dont les ancêtres ont effectué des tâches domestiques auprès des ‘maîtres’, parce qu’ils ont également cruellement souffert de cette condition. Par ailleurs, elle renvoie à une vision historique fantasmée, car en réalité il n’y avait pas de ligne de démarcation nette entre les esclaves qui effectuaient tâches domestiques et ceux qui travaillaient dans les champs. Parmi ceux qui travaillaient dans les maisons pour les maîtres, certains ont utilisé cette proximité pour nourrir des révoltes, notamment sur le plan du renseignement. En France, plusieurs intellectuels, comme Claudy Siar, ont critiqué l’utilisation de cette expression déshumanisante, qui blesse la mémoire de nombre de nos compatriotes descendants d’esclaves.


Comme en témoigne la figure de Toussaint Louverture, descendant d’esclaves affranchi qui a joué un rôle clé dans la révolution haïtienne, mais à qui l’on prête également un rôle dans l’exploitation de plantations, l’expression ‘nègre de maison’ renvoie à une vision manichéenne de l’esclavage qui ne correspond pas à la réalité historique, bien plus complexe. »

Pour Rokhaya Diallo, les clichés liés à l’esclavage sont encore très présents dans l’inconscient collectif et pèsent lourdement sur la population noire de France. Un constat partagé par la Commission Consultative nationale des droits de l’Homme (CNCDH), qui préconise, dans son dernier rapport, « d’axer davantage les programmes scolaires sur les racines multiculturelles de la France et leurs apports à la culture nationale ».

Source

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