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Commémoration des victimes de l’esclavage : la loi Taubira, 20 ans après

Il y a 20 ans, la France devenait le premier pays du monde à reconnaître l’esclavage comme crime contre l’humanité. Une décision historique dont l’application concrète reste aujourd’hui difficile. 

« La traite négrière est un crime contre l’humanité. » Le 18 février 1999, devant l’Assemblée nationale, la députée de Guyane Christiane Taubira prononce un discours qui restera dans les annales. Elle y décrit l’horreur de la traite et de l’esclavage, à partir du XVe siècle, sur les populations africaines, amérindiennes, malgaches et indiennes, et appelle les députés à voter une loi sur la reconnaissance du rôle de la France dans la déportation de plusieurs millions de personnes vers les colonies françaises. Adoptée le 21 mai 2001, sa proposition de loi sur l’esclavage fait de la France le premier pays au monde à reconnaître la traite négrière en tant que crime contre l’humanité. 

Outre la portée symbolique majeure de cette loi, le texte vise à renforcer l’enseignement de ce chapitre de l’histoire, alors largement absent du cursus scolaire, structurer la recherche universitaire sur cette question et établir une journée de commémoration annuelle.  

Pourtant, 20 ans après l’adoption de ce texte historique, l’histoire de l’esclavage demeure un sujet hautement sensible en France, peu présent dans la culture populaire et dont l’enseignement laisse à désirer.  

Crime contre l’humanité 

La reconnaissance de l’esclavage comme crime contre l’humanité en France est avant tout l’aboutissement d’un combat populaire. Le 23 mai 1998, pour marquer les 150 ans de l’abolition de l’esclavage, plus de 40 000 femmes et hommes antillais, guyanais, réunionnais, métropolitains, prenaient part à une marche silencieuse en hommage aux victimes du martyre de la traite coloniale. « Cet évènement est un élément fondateur, un bigbang mémoriel », explique Emmanuel Gordien, militant de la première heure qui a participé à la marche, interviewé par France 24. « Alors que la thématique de l’esclavage était jusqu’ici un sujet tabou caché au sein des familles, des milliers de gens se mobilisent pour la première fois pour la reconnaissance de leur histoire. »

Photo datée du 23 mai 1998 de plusieurs milliers de personnes, originaires en grande majorité des départements d'Outremer, défilant de la place de la République à la place de la Nation à Paris, lors d'une marche silencieuse organisée par le comité "pour une commémoration unitaire du 150e anniversaire de l'abolition de l'esclavage des nègres dans les colonies françaises", en hommage aux "millions de victimes de l'esclavage".
Photo datée du 23 mai 1998 de plusieurs milliers de personnes, originaires en grande majorité des départements d'Outremer, défilant de la place de la République à la place de la Nation à Paris, lors d'une marche silencieuse organisée par le comité "pour une commémoration unitaire du 150e anniversaire de l'abolition de l'esclavage des nègres dans les colonies françaises", en hommage aux "millions de victimes de l'esclavage".
Photo datée du 23 mai 1998 de plusieurs milliers de personnes, originaires en grande majorité des départements d’Outremer, défilant de la place de la République à la place de la Nation à Paris, lors d’une marche silencieuse organisée par le comité « pour une commémoration unitaire du 150e anniversaire de l’abolition de l’esclavage des nègres dans les colonies françaises », en hommage aux « millions de victimes de l’esclavage ». © AFP – Alfred Jocksan

Environ 10 000 signatures sont alors recueillies pour une pétition demandant au gouvernement français de reconnaître l’esclavage et la traite négrière en tant que crime contre l’humanité. « Ce combat était le fruit d’une réflexion menées par les militants », explique Marie-France Astegiani, alors membre de l’association Devoir de Mémoire, contactée par France 24, qui a participé aux travaux préparatoires sur la loi Taubira. « Nous avions identifié d’un côté le traitement de l’homme comme une chose, à qui l’on niait toute autonomie et identité, et de l’autre, la grande déportation et le système concentrationnaire mis en place. C’est sur ces deux piliers, que nous avons voulu faire reconnaître l’esclavage comme crime contre l’humanité, afin de penser les populations nées dans ce crime », souligne -t-elle. 

Cette mission, c’est la député guyanaise Christiane Taubira qui va l’incarner avec succès. La loi tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité est adoptée au terme d’un processus législatif de deux ans, à l’unanimité.  

Débat mémoriel 

« En 2001, la loi est passée complètement inaperçue au regard de l’importance des enjeux qu’elle représente » juge Myriam Cottias, historienne, directrice du Centre international de recherches sur les esclavages et post-esclavages du CNRS. « Ce texte n’intéressait pas l’État ; il a fallu attendre 2004 pour que le comité d’experts prévu par la loi soit enfin mis en place pour décider d’une date de commémoration. » 

Au sein du Comité pour la mémoire de l’esclavage nouvellement formé, le choix de cette date suscite des débats. Les experts envisagent un temps celle de la première abolition de l’esclavage par la France, le 4 février 1794 puis la seconde, le 27 avril 1848, l’esclavage ayant été rétablit entre temps par Napoléon. Faute de consensus et afin de ne pas minimiser le rôle des esclaves dans leur propre émancipation, c’est le 10 mai, date anniversaire de l’adoption de la loi au Parlement, qui sera retenue. Proposée par l’écrivaine Maryse Condé, alors présidente du comité, la « Journée nationale des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leur abolition » est décidée par Jacques Chirac et se tient pour la première fois en 2006. 

Si ce consensus rassemble la majorité des acteurs, l’association mémorielle antillaise CM98 continue alors de militer pour qu’une commémoration spécifique soit décrétée en l’honneur des victimes. Un combat qui va aboutir en 2017 à l’ajout d’une seconde date, le 23 mai, intitulée Journée nationale en hommage aux victimes de l’esclavage colonial. 

Une acceptation difficile 

Autre aspect crucial de la loi Taubira : l’intégration de l’esclavage dans les manuels scolaires. La disposition reste encore difficile à appliquer, selon Myriam Cottias. « Cet ajout, pourtant rendu obligatoire, a toujours fait l’objet d’une bataille, et a failli passer à la trappe plusieurs fois ; c’était notamment le cas en 2013, où nous avons eu la surprise de voir qu’il n’avait pas été prévu » déplore-t-elle. Alors que l’enseignement de ce sujet était auparavant réservé à l’appréciation des professeurs, l’article 2 du texte de loi stipule que les programmes scolaires « accorderont à la traite négrière et à l’esclavage la place conséquente qu’ils méritent ». 

« L’intitulé est certes vague, mais il faut bien comprendre qu’à l’époque, il est bien trop tôt pour définir clairement les chapitres à étudier car la recherche sur ce sujet n’est pas encore structurée », explique Myriam Cottias. « Ce n’est pas la loi Taubira qui est ici en cause mais les pouvoirs publics, peu actifs au fil des années et même parfois réticent à l’appliquer. »

En septembre 2020, la Fondation pour la mémoire de l’esclavage a publié un rapport soulignant de grandes disparités de cet enseignement. « Les programmes destinés aux lycéens généraux de l’Hexagone omettent encore l’histoire de la première abolition, du rétablissement de l’esclavage et de la révolution haïtienne, qui sont au contraire abordés avec précision dans les lycées professionnels et les lycées généraux d’Outre-mer. (…) Ce n’est ainsi pas la même Histoire de France qui est enseignée à tous les élèves de France lorsqu’il est question de l’esclavage », peut-on y lire. 

Vingt ans après l’adoption de la loi Taubira, l’esclavage peine toujours à être accepté comme partie intégrante de l’histoire de France. « C’est une histoire très difficile à regarder en face car ses implications sont énormes ; le capitalisme en Europe est né avec l’esclavage », souligne Marie-France Astegiani. « La question de la réparation reste, elle aussi, sensible, notamment dans les Antilles ou la situation demeure très inégalitaire ». Pour la militante, la loi Taubira ne doit pas être considérée comme une fin en soi, mais comme une étape cruciale dans un combat pour l’égalité. 

Un point de vue partagé par Myriam Cottias : « Malgré sa symbolique extrêmement forte, la loi Taubira n’a pas suffi à faire accepter l’histoire de l’esclavage de France et ses effets : la production des races et du racisme. Mais si ces évènements sont encore trop peu mis en avant à l’école comme dans la culture populaire, cette loi a le mérite d’avoir créé un cadre de légitimité et de fierté pour les personnes qui se reconnaissent de cette histoire. Aujourd’hui n’importe quel citoyen peut demander à son maire d’organiser une commémoration au nom de la loi Taubira« . 

Outre le Sénégal, qui a adopté une loi similaire en 2010, la France demeure aujourd’hui le seul pays à avoir déclaré la traite négrière et l’esclavage « crime contre l’humanité » et à avoir décrété des commémorations dédiées à cette période tragique de son histoire.

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