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Les retombées nationales du big-bang fiscal mondial

Pour Gabriel Zucman, c’est une victoire personnelle. Professeur à Berkeley, cet économiste français s’est fait connaître outre-Atlantique pour ses propositions de taxation des ultra-riches, qui ont alimenté les projets des démocrates. Disciple de Thomas Piketty, il a aussi beaucoup travaillé sur l’évasion fiscale des multinationales. Et il est ravi que le président américain reprenne aujourd’hui ses propositions dans sa nouvelle et vaste réforme: « Il propose d’appliquer une mesure de bon sens, que nous décrivions avec mon coauteur Emmanuel Saez dans notre livre Le Triomphe de l’injustice (éd. du Seuil): la collecte du déficit fiscal des multinationales. »

En clair, Joe Biden veut imposer un taux minimum de 21% sur les bénéfices des grands groupes, pays par pays: si une société américaine acquitte un taux de 5% sur ses profits en Irlande, les Etats-Unis collecteraient alors 16% pour arriver à 21%.

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« Si les autres pays se mettaient à policer leurs multinationales de la même façon, il n’y aurait plus aucun intérêt pour les entreprises à enregistrer leurs bénéfices dans les paradis fiscaux, qui augmenteraient alors leurs propres taux d’imposition, décrypte Gabriel Zucman. Une course au mieux-disant fiscal s’enclencherait. Avec, à la clé, une nouvelle

forme de mondialisation, plus soutenable et plus équitable. » Révolutionnaire!

Décennies de laisser-faire

Pour beaucoup d’observateurs, la réforme fiscale du président américain bouleverse le système fiscal international: après des décennies de laisser-faire, qui ont vu les multinationales transférer massivement leurs profits dans des paradis fiscaux – 656 milliards de dollars par an, selon l’ONG Tax Justice Network -, ce projet relance celui de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) autour de la création d’un impôt international sur les sociétés, qui avait été torpillée par Donald Trump. Joe Biden a d’ailleurs reçu le soutien des ministres français et allemand des Finances, Bruno Le Maire et Olaf Scholz, sur ce taux minimum, arme fatale anti-paradis fiscaux.

« L’élan donné par les Etats-Unis est très important, relève Lison Rehbinder, chargée du dossier au CCFD-Terre solidaire. Le changement de narratif est très fort. » Pour Vincent Renoux, avocat au cabinet Stehlin & associés, expert reconnu du sujet, il s’agit « d’une révolution de notre système fiscal qui peut permettre de récupérer les profits des géants du numérique ». Diagnostic confirmé par son collègue Jacques-Henry de Bourmont, du cabinet Jeantet: « La fiscalité internationale, dont les concepts datent des années 1920, taxe les groupes qui ont un “établissement stable” dans un pays. Elle a été incapable d’appréhender l’explosion du numérique qui n’exige plus de présence physique pour vendre des services. »

Règle des « 10-20 »

Relancée, la négociation à l’OCDE, associant 139 pays, doit aboutir début juillet. Les experts de l’institution ont ainsi échafaudé un nouveau partage des profits entre les Etats où les multinationales ont installé leur siège – et où elles paient l’essentiel de leurs impôts -et les pays de marché, où sont leurs consommateurs. « A partir d’un certain niveau de rentabilité, l’entreprise doit partager son profit avec les pays de consommation, explique Vincent Renoux. Avec les Gafa, cela permettra à la France de valoriser les utilisateurs, qui vont générer des recettes fiscales. »

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L’OCDE a ainsi créé la règle des « 10-20 »: au-dessus d’un taux de rentabilité de 10% du chiffre d’affaires, la multinationale devra réallouer 20% de ses profits aux « pays de marché » dans le numérique et le commerce (luxe, textile…). Selon le volumineux rapport de la députée LREM Bénédicte Peyrol, ce big-bang, qui concernerait 780 groupes, pourrait transférer 100 milliards de dollars de profits aux « juridictions de marché ». Des chiffrages soumis à caution, car l’administration Biden veut recentrer la réforme sur les plus grosses multinationales, soit une centaine d’entreprises.

Qui va gagner? Du côté des organisations patronales, le Medef et l’Afep, qui rassemblent les grands groupes français, on n’est guère enthousiaste. Surtout l’Afep, qui depuis plusieurs années conteste le fondement de la réforme. Dès avril 2019, le lobby patronal avait publié un document alarmant, titré « Un nouvel ordre fiscal défavorable à la France? ». Pour lui, vu que les groupes tricolores réalisent, en moyenne, 75% de leur chiffre d’affaires hors des frontières, les nouvelles règles comportent « un risque d’attrition des recettes fiscales françaises et à terme, en réaction à cette baisse de recettes, un risque d’augmentation de la fiscalité ». De fait, pour avoir un peu plus d’impôts payés par Google et Facebook, la France pourrait perdre ceux versés par LVMH ou Kering, plus importants. Des craintes infondées. Car, depuis, les évaluations des effets de ce big-bang par le Conseil d’analyse économique (CAE) ont montré que ce transfert d’impôts serait quasi-neutre pour le fisc français (+0,1% des recettes fiscales).

Usine à gaz

En revanche, la mise en place d’un taux d’imposition minimum lui rapporterait jusqu’à 9 milliards d’euros s’il était fixé à 15%. Au taux Biden de 21%, le gain pourrait même atteindre 3 milliards de plus.

L’autre peur des entreprises, c’est la complexité. Cette vaste réallocation selon la taille, la rentabilité et le type de produits et services vendus donne des sueurs froides aux experts patronaux. « C’est d’une complexité terrifiante, une véritable usine à gaz », s’alarme l’un d’eux. « C’est un gros sujet. Il risque d’y avoir beaucoup de contestations », prévoit Xenia Legendre, du cabinet Hogan Lovells, conseil des multinationales. Sauf que d’autres spécialistes, tout aussi proches des entreprises, constatent que le système actuel est à bout de souffle. « Il est déjà très complexe et offre peu de sécurité juridique, souligne Jacques-Henry de Bourmont. Il faut changer de paradigme et pousser cette réforme. » Laissant entendre que nos entreprises doivent cesser d’avoir peur de cette révolution.

Perte estimée de l'évasion fiscale des multinationales* (en milliards de dollars)

 

Perte estimée de l’évasion fiscale des multinationales* (en milliards de dollars)

(SOURCE : TAX JUSTICE NETWORK)

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