Le bicentenaire de la mort de Napoléon a réveillé le clivage gauche-droite avec des débats sur l’opportunité de commémorer l’ancien empereur français. Quand les uns, à droite, admirent cette figure de l’histoire de France, louant son héritage et sa figure de chef, les autres, à gauche, le fustigent, rappelant notamment sa décision de rétablir l’esclavage. Cette opposition n’a pourtant pas toujours existé.
L’approche du bicentenaire de la mort de Napoléon, mercredi 5 mai, a ravivé un vieux débat entre la gauche et la droite sur l’utilité de commémorer ou non l’ancien empereur français. Le sujet de l’héritage napoléonien crispe tellement la classe politique que le président de la République a attendu la dernière minute pour annoncer la façon dont il allait lui rendre hommage.
Emmanuel Macron a finalement décidé de prononcer un discours à l’Institut de France avant de déposer une gerbe aux Invalides, où se trouve le tombeau de Napoléon Bonaparte. « Toutes les contradictions de Napoléon seront considérées. La ligne, c’est ni repentance, ni déni », a précisé l’entourage du président, le 28 avril, auprès de BFM TV.
Le chef de l’État devra trouver les mots justes pour éviter les critiques de politiques qui s’écharpent depuis plusieurs décennies sur l’approche à adopter vis-à-vis de Napoléon. En schématisant, il y a d’un côté la droite, pour qui Napoléon symbolise la grandeur passée de la France, et de l’autre la gauche, qui préfère souligner son autoritarisme et son militarisme. Plusieurs tribunes illustrant ces positions ont ainsi été publiées dans la presse.
« Ignorer le bicentenaire de la mort de Napoléon serait une faute contre la Nation », a estimé le député Les Républicains (LR) Julien Aubert dans une tribune publiée le 20 février dans le Journal du dimanche. « Pour célébrer sa mémoire, il suffit de regarder autour de soi et de voir combien la France d’aujourd’hui porte encore les traces de son œuvre : le Code civil, le Code pénal, le corps préfectoral, le Conseil d’État, la Cour des comptes, la Légion d’honneur, l’université, le baccalauréat, l’École spéciale militaire de Saint-Cyr, la Banque de France… Qui dit mieux ? », interroge le député du Vaucluse.
« Continuité très claire entre la Révolution et Napoléon »
La réponse n’a pas tardé. « La République ne peut pas rendre un hommage officiel à celui qui en a été le fossoyeur en mettant fin à la première expérience républicaine de notre histoire pour créer un régime autoritaire », a affirmé le député La France insoumise (LFI) Alexis Corbière dans une tribune publiée le 3 mars dans Le Figaro.
À l’image du député LFI, la gauche dans son ensemble, qui préfère glorifier la Révolution française, ne manque pas de rappeler que Napoléon a rétabli l’esclavage dans les colonies françaises en 1802, que le Code Napoléon de 1804 a inscrit l’infériorité des femmes dans la loi et que son militarisme causa la perte de plus d’un million de soldats français. En 2014, l’ancien Premier ministre socialiste Lionel Jospin a même publié un essai à charge, « Le Mal napoléonien » (Seuil), dans lequel il va jusqu’à comparer Napoléon Bonaparte au maréchal Pétain.
« Ne comptez pas sur moi pour le célébrer le 5 mai. Il n’a pas seulement rétabli l’esclavage, il a ordonné des expéditions atroces en Guadeloupe et à Saint-Domingue. Ce qu’il a fait reste une blessure, une atteinte à notre dignité », a pour sa part expliqué Serge Letchimy, député (proche du Parti socialiste) de Martinique, au Parisien.
Pourtant, la gauche n’a pas toujours voué une haine à Napoléon. Lorsque le président Pompidou lui rend un hommage solennel, en 1969, pour célébrer le bicentenaire de la naissance de l’ancien empereur, elle s’associe à cet événement. « Albert Soboul, historien spécialiste de la Révolution française et de Napoléon, par ailleurs marxiste, exhorte les communistes, dans plusieurs articles publiés dans L’Humanité, à célébrer Napoléon au nom d’un patriotisme dont le parti ne pouvait se départir », rappelle Arthur Chevallier, éditeur et auteur de plusieurs ouvrages sur Napoléon, dont « Napoléon et le Bonapartisme » (Presses universitaires de France, coll. Que sais-je ?, 2021), contacté par France 24.
Pour le spécialiste, par ailleurs commissaire de l’exposition Napoléon à la Grande Halle de la Villette, la quasi-totalité des historiens, de droite comme de gauche, s’accordaient pour reconnaître « une continuité très claire entre la Révolution française et Napoléon ». « La Révolution elle-même était ultramilitariste, insiste Arthur Chevallier. Robespierre est d’abord pacifiste puis devient militariste en 1793. Quant au statut des femmes, celles-ci perdent leurs droits politiques dès 1795. Napoléon a en réalité formalisé dans le Code civil l’état de la société française de 1795. Il y a une continuité évidente. »
« La gauche a lâché Napoléon dans les années 1970 »
Alors que s’est-il passé à gauche, pour que son regard sur Napoléon évolue de la sorte lors des dernières décennies ? « Au début des années 1970, les mouvements pacifistes nés lors des guerres de décolonisation ont recomposé la gauche et l’ont forcée à réécrire son historiographie personnelle et sa propre histoire de France. C’est à ce moment qu’elle lâche Napoléon », explique Arthur Chevallier.
Puis une deuxième relecture intervient au moment du bicentenaire de la Révolution, en 1989, sous la houlette de François Mitterrand. « Certains épisodes de la Révolution française ont été sélectionnés et d’autres mis de côté pour incarner ce que devait être la Révolution selon la gauche, qui en a fait à ce moment-là l’événement symbolique et fondateur de sa propre histoire. Du coup, la droite n’avait plus qu’à récupérer Napoléon », analyse le spécialiste.
Ainsi, l’empereur est désormais l’incarnation de valeurs dites de droite que sont l’autorité, l’ordre public ou le conservatisme, mais aussi de la grandeur passée de la France. Et lorsque Le Figaro Magazine demande aux candidats à la primaire de la droite et du centre, en 2016, de définir quel événement ou quelle figure illustre le mieux l’histoire de France, à l’exception de Charles de Gaulle dont tous se réclament, deux d’entre eux citent Napoléon et la bataille d’Austerlitz. « Napoléon, c’est l’homme des paradoxes, et cela en fait un héros très français », résume alors l’ancienne ministre Nathalie Kosciusko-Morizet.
Plus récemment, c’est le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, qui a pris en exemple, dans son livre « Le Séparatisme islamiste » (Éditions de l’Observatoire, 2021), l’action de Napoléon concernant l’assimilation des juifs, suscitant au passage une vive polémique. En quête d’une stature d’homme d’État ferme et intransigeant face à la montée du radicalisme islamiste, l’ancien membre du parti Les Républicains n’a pas choisi Napoléon pour rien. Cette référence parle à l’électorat de droite, dont il a en partie la charge de le convaincre de voter Emmanuel Macron en 2022.
De même, le président de la région Hauts-de-France, Xavier Bertrand, qui a formellement déclaré fin mars dans un entretien au Point sa candidature à la présidentielle de 2022, cite Napoléon comme référence historique aux côtés de De Gaulle, Richelieu et Saint Louis. « Napoléon, plus que Bonaparte, car c’est lui qui a fait la synthèse entre l’Ancien Régime et la Révolution », affirme l’ancien LR.
Difficile d’imaginer un candidat de gauche se référer à l’ancien empereur dans le but de plaire à son électorat. D’autant qu’une partie de cette famille politique poursuit sa mue. Après l’antimilitarisme des années 1970 et le bicentenaire de la Révolution en 1989, la montée, dans la France de 2021, de mouvements comme le féminisme post-#MeToo, de l’antiracisme décolonial ou de la « cancel culture » – pratique consistant à ostraciser un individu ou une personnalité en raison de ses prises de position – la pousse encore un peu plus à prendre ses distances avec Napoléon.
L’article Napoléon, un monument de l’histoire de France qui oscille entre la gauche et la droite est apparu en premier sur zimo news.