Le mouvement semble désormais inexorable. En mars, l’université écossaise d’Aberdeen annonçait la restitution au Nigeria d’une tête en bronze représentant un oba (roi) du royaume du Bénin, acquise en 1957. Le même mois, le Humboldt Forum, à Berlin, sous le feu des critiques, envisageait le retour des 440 bronzes qu’il détient. En avril, c’était au tour du Horniman Museum de Londres d’engager le dialogue pour le retour de 15 bronzes issus de ce même Etat précolonial situé dans le sud de l’actuel Nigeria.
Pour Abuja, qui a émis des demandes de restitution depuis les années 1970, cette mobilisation tardive sonne comme une victoire. Felicity Bodenstein, aussi, savoure secrètement chaque annonce. La jeune historienne allemande, maîtresse de conférence à l’université de Paris-I, a participé au lancement en octobre 2020 de la plate-forme Benin Digital.
L’objectif de ce projet, porté par le musée Am Rothenbaum de Hambourg et financé à hauteur d’1,2 million d’euros par la Fondation Siemens, est ambitieux : réunir en ligne d’ici à 2022 quelque 5 000 œuvres de l’ancien royaume du Bénin, disséminés dans le monde entier après le raid punitif mené en 1897 par les forces britanniques.
Rétribués en objets, les membres du corps expéditionnaire les ont pour la plupart vendus à leur retour en Europe. Des milliers de pièces en ivoire, de sculptures et de plaques moulées en laiton et en bronze ont ainsi été dispersées sur une vingtaine d’années. Elles sont aujourd’hui au cœur de plusieurs collections majeures, à Vienne, Oxford, Berlin et surtout à Londres, où le British Museum conserve plus de 700 bronzes.
Le rapport Savoy-Sarr, comme un détonateur
Au musée du quai Branly, à Paris, on en dénombre vingt, dont deux arrivés en 1898 et 1900 sans autres détails, avec une attribution à l’époque erronée. C’est dire si les données manquent.
Felicity Bodenstein l’admet : « La provenance complète reste l’information la plus difficile à obtenir. » Les registres d’entrée des musées mentionnent au mieux le nom du dernier vendeur ou donateur, rarement les patronymes des tout premiers acquéreurs. Mais aujourd’hui, poursuit-elle, « il y a une obligation de transparence ».
La publication, en novembre 2018, du rapport Savoy-Sarr appelant à la restitution par la France du patrimoine africain a agi comme un détonateur. « La recherche de provenance est devenue un axe prioritaire des musées », confirme Emilie Salaberry, directrice du musée d’Angoulême, qui détient quelque 7 000 objets africains.
Le musée du quai Branly a ainsi recruté en janvier une conseillère historique, Lise Mész, pour coordonner les recherches sur l’histoire des collections, en particulier « autour d’une centaine d’objets, dont la légalité ou la légitimité de l’acquisition sont mises en doute ». Un travail qui « s’inscrit dans un temps long et nous engage pour plusieurs années », précise-t-elle.
Accélérer la cadence
L’établissement a par ailleurs entrepris en 2019 un chantier pour combler les lacunes dans la biographie de quelque 1 556 donateurs et collectionneurs. Depuis 2020, 764 notices ont été passées au peigne fin par une chercheuse.
Sans doute faudrait-il accélérer la cadence. Mais l’argent manque. « Les institutions n’ont pas de moyens spécifiques », regrette l’historienne Claire Bosc-Tiessé, chargée de recherche au CNRS. Depuis 2017, cette spécialiste de l’Ethiopie chapeaute une cartographie des collections d’objets africains en France, financée par l’Institut national d’histoire de l’art.
Cette précieuse base de données, qui présentera une description historique de chaque fonds, sera mise en ligne en septembre. Avec l’espoir, pour Claire Bosc-Tiessé, « qu’il serve de levier d’action pour permettre d’autres recherches plus pointues ».
Pas simple toutefois de rembobiner le parcours des 150 000 objets africains que comptent les réserves des musées français. La ville d’Angoulême tente ainsi d’éclaircir les conditions d’achat des 3 000 objets africains réunis par le médecin Jules Lhomme, mort en 1934. Ce notable charentais se fournissait semble-t-il à Bordeaux et à la Rochelle, ainsi que dans les grandes foires coloniales.
« La quasi-absence de sources africaines »
« Mais, sur ses registres, il n’indiquait que les ethnies, les appellations vernaculaires, les usages. Rien sur les modalités d’achat », rappelle Emilie Salaberry. Pour remonter le fil, il faut se plonger dans des archives, fatalement éclatées, « sans garantie aucune de pouvoir établir des liens avec nos objets », admet la conservatrice.
Le survol des fonds est fastidieux et les témoignages d’époque souvent parcellaires. « Quand on trouve des informations précises sur les “prises” des objets, encore faut-il pouvoir les recouper entre elles », confie Agnès Lacaille, chercheuse en provenance au musée de Tervuren, en Belgique.
Or, poursuit-elle, « le récit est souvent biaisé par le quasi-monopole des sources européennes et la quasi-absence de sources africaines ». Pour apporter un autre éclairage sur sa collection, le musée de Tervuren accueillera en juin pour une durée de deux mois l’anthropologue congolais Placide Mumbembele.
Tous les chercheurs le répètent : la collaboration avec les chercheurs africains est capitale. Felicity Bodenstein le dit sans détour : « Sans un voyage au Nigeria, je n’aurais rien compris des enjeux derrière les objets de Benin City. » De même, ajoute-t-elle, les deux chercheurs nigérians de Benin Digital « apportent d’autres récits pour que la base ne soit pas seulement un rassemblement de données brutes produites par des musées occidentaux ».
Lorsque Maureen Murphy, maîtresse de conférence à Paris-I, a étudié une figure du dieu Gou, réalisée par Akati Ekplekendo dans une forge d’Abomey, au Bénin, et actuellement exposée au pavillon des Sessions du Louvre, elle ne s’est pas contentée des seules mémoires de Guillaume Apollinaire ou de Picasso. « Il ne fallait pas s’arrêter au manque d’archives, explique l’universitaire, mais s’appuyer sur les sources orales, les spécialistes de Gou au Bénin et les forgerons actuels qui trouvent d’ailleurs la statue hors norme et étrange. »
Une collaboration d’autant plus cruciale que l’histoire des objets ne commence ni ne s’interrompt au moment de leur pillage. « Avant même d’être chargés dans les soutes de bateaux ou d’avions, dans les coffres de caravanes chamelières ou motorisées, ces objets ont été produits, utilisés, transmis, échangés, perdus, retrouvés, écrit Claire Bosc-Tiessé dans la revue Afriques. débats, méthodes et terrains d’histoire. Ils ont parfois déjà connu plusieurs vies sur lesquelles il faut aussi nous pencher. »
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