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Alioune Tine : « Au Sahel, sortir du tout-sécuritaire est une exigence »

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Une carte montrant la présence de l’armée française au Sahel, à Paris, le 16 février 2021, lors d’une réunion par visioconférence entre le président Macron et les dirigeants du G5 Sahel. Une carte montrant la présence de l’armée française au Sahel, à Paris, le 16 février 2021, lors d’une réunion par visioconférence entre le président Macron et les dirigeants du G5 Sahel.

Changer les priorités pour sortir de l’impasse dans laquelle le Sahel s’enfonce depuis bientôt dix ans. C’est le leitmotiv de la Coalition citoyenne pour le Sahel, une alliance de 48 organisations de la société civile africaines et internationales créée en juillet 2020. Son premier rapport, publié le 13 avril, se présente comme une feuille de route à destination des dirigeants et des institutions. Prioriser la protection des civils, s’attaquer aux causes profondes de la crise, répondre à l’urgence humanitaire et lutter contre l’impunité : quatre piliers ont été érigés comme autant de voies à suivre pour changer la donne.

Pour la coalition, l’échec des politiques jusqu’ici menées sur le terrain de la lutte contre l’insécurité est cuisant. Au Burkina Faso, au Mali et au Niger, les attaques à l’encontre des civils ont quintuplé depuis 2017. Dans ces pays, les djihadistes étendent leur emprise, attisant les conflits intercommunautaires. Pour le Sénégalais Alioune Tine, fondateur du think tank ouest-africain AfrikaJom Center et membre de la coalition, il devient urgent de sortir de l’approche exclusivement militaire. Dans un entretien accordé au Monde Afrique, l’expert indépendant sur la situation des droits humains au Mali revient sur les racines des maux qui minent le Sahel et sur les routes à emprunter pour améliorer le quotidien des civils.

Pourquoi est-il selon vous urgent de changer de cap ?

« Avec près de 2 440 morts au Burkina, au Mali et au Niger, 2020 a été l’année la plus meurtrière. »

Depuis 2013, la réponse sécuritaire, qui s’est caractérisée par une mobilisation impressionnante de militaires et des financements massifs [2 milliards d’euros par an pour la lutte antiterroriste], n’a donné aucun résultat significatif sur le terrain. D’après les cartes élaborées par certains pays, les seules zones de sécurité restent les capitales. Avec près de 2 440 morts au Burkina Faso, au Mali et au Niger, 2020 a été l’année la plus meurtrière et la plus tragique pour les populations. Le bilan humanitaire est très lourd. On compte près de 2 millions de réfugiés et de personnes déplacées. La réalité, c’est qu’on est dans l’impasse, le chaos et l’incertitude. Sortir du tout-sécuritaire est tout simplement une exigence.

L’opération française « Barkhane », la mission onusienne Minusma, la mission européenne EUTM, la task force « Takuba », le G5 Sahel… Les intervenants sont de plus en plus nombreux et pourtant la guerre s’étend. Comment l’expliquer ?

Il est rare que des armées étrangères arrivent à délivrer un pays de ses agresseurs. Vu ce qui se passe au Sahel, on voit bien que les limites de la sous-traitance des questions de sécurité sont largement dépassées. Les Etats africains n’ont la main ni sur la stratégie, ni sur les réponses, ni sur les moyens diplomatiques et financiers au Sahel.

Faut-il « sahéliser » les réponses aux conflits ?

Je pense qu’il faudrait plutôt les « africaniser ». Pour lutter efficacement contre le terrorisme, le continent africain, à travers l’UA [Union africaine] et la Cédéao [Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest], devrait être en première ligne pour mobiliser les troupes et trouver les moyens de prévenir les attaques contre les pays du golfe de Guinée, qui seront certainement les prochaines cibles des djihadistes. Les défis qui nous attendent sont énormes.

Une des préconisations de la Coalition citoyenne pour le Sahel est d’encourager le dialogue avec toutes les parties au conflit, y compris avec les cadres djihadistes du Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM) et de l’Etat islamique au Grand Sahara (EIGS).

C’est une solution réaliste au regard de l’impossibilité de vaincre sur le terrain les groupes djihadistes, de la dégradation continue de la sécurité et de ses effets tragiques sur le quotidien des civils. Le principe du dialogue avec les djihadistes locaux est déjà retenu dans pratiquement tous les Etats du Sahel. Ce dialogue a aussi été encouragé lors du dernier sommet du G5 Sahel à N’Djamena [en février]. Dans certains pays, ça commence à être une réalité. Nous le recommandons vivement dans notre rapport.

Votre rapport insiste sur l’importance pour les Etats de lutter contre l’impunité. Pourquoi ?

L’impunité maintient le cercle vicieux de la violence et des vengeances. Il y a une crise profonde de l’Etat de droit, liée à un processus de décomposition des Etats postcoloniaux au Sahel. L’absence de l’Etat dans certaines zones et la faiblesse manifeste des institutions judiciaires a fait de l’impunité la norme et non l’exception. Dans ce contexte, la plupart des communautés ont pris en charge leur propre sécurité et les milices ont proliféré. Elles agissent dans l’illégalité totale et avec le soutien tacite ou complice des autorités locales ou des forces de sécurité.

Ces milices multiplient les massacres, comme à Ogossagou, au Mali (160 morts en mars 2019), ou à Yirgou, au Burkina Faso (au moins 46 morts en janvier 2019). Pourquoi restent-ils impunis ?

Dans beaucoup de cas, les enquêtes n’aboutissent pas par manque de volonté politique ou de moyens humains. Dans beaucoup de localités touchées par la violence, la justice ne fonctionne pas. Cet immobilisme renforce le sentiment d’impunité dont bénéficieraient les auteurs présumés de telles infractions.

En parallèle, le Sahel traverse une grave crise de gouvernance, sur laquelle votre coalition insiste beaucoup. Comment se manifeste-t-elle ?

« Les systèmes postcoloniaux sont à bout de souffle en dépit des alternances, qui s’avèrent être des échecs politiques. »

L’exemple le plus patent est la crise des élections, du suffrage universel. Elle traverse tout le Sahel. Dans aucun pays, l’élection du président n’a été acceptée par l’opposition. Ces divisions rendent les Etats encore plus vulnérables. Les défis et les menaces auxquelles le Sahel fait face devraient au contraire susciter l’union des forces politiques. Les systèmes postcoloniaux sont partout à bout de souffle en dépit des alternances, qui s’avèrent être des échecs politiques. Les seules réponses qu’elles apportent aux pathologies de la démocratie, c’est de l’autoritarisme. Ces dictatures molles ne font pas sens : elles suscitent des révoltes et des violences partout. Cette crise de gouvernance affecte les capacités des Etats à protéger les civils.

Ces citoyens sont aussi parfois la cible de leur propre armée. Votre rapport souligne qu’au Sahel, les militaires tuent plus de civils que les djihadistes. Comment l’expliquer ?

Les civils de certaines communautés impliquées dans les groupes djihadistes sont souvent perçus comme étant eux-mêmes des terroristes ou des complices. Du seul fait de leur identité, ils font souvent l’objet de représailles de la part des militaires. Le respect des droits humains a toujours été considéré comme une question secondaire comparée aux questions sécuritaires. Il faut renverser les valeurs et placer la sécurité humaine au cœur de la stratégie.

L’opération « Barkhane » a aussi été accusée d’avoir tué 19 civils lors d’une frappe à Bounti, dans le centre du Mali. Un rapport détaillé de l’ONU a confirmé cette version, mais la France nie fermement toute bavure. Qu’en pensez-vous ?

La question de Bounti et la polémique qu’elle soulève ne peuvent être réglées que par la création d’une commission d’enquête internationale et indépendante. Je pense que toutes les parties concernées par cette tragédie devraient être d’accord avec cette proposition.

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