Bruxelles aussi vit à l’heure du Covid. Hébergeant d’ordinaire 3 000 fonctionnaires et animé par un perpétuel va-et-vient de visiteurs, le Berlaymont, siège de la Commission européenne, ressemble, ce jeudi 25 mars, à un paquebot abandonné. Au septième étage, une porte s’ouvre : le commissaire européen à la Justice Didier Reynders reçoit dans un vaste bureau baigné par la lumière du crépuscule. Ministre des Finances pendant plus d’une décennie, ex-ministre des Affaires étrangères et ex-chef du Parti francophone libéral, cet homme aux manières affables est un vieux routier de la politique en Belgique. En septembre 2019, il est devenu l’équivalent du ministre de la Justice pour l’Europe : il traite des questions de droit pour les 450 millions de citoyens de l’Union. Et en ces temps de pandémie, il a fort à faire.
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« Pas de discrimination »
Avec le Français Thierry Breton, au Marché intérieur, il est chargé d’accoucher d’ici à l’été du sésame électronique destiné à rétablir la circulation des Européens à l’intérieur des frontières de l’Union. Le terme « passeport vaccinal » lui arrache une grimace. « La vaccination n’est pas obligatoire. Ce sera juste un certificat qui constate la situation d’une personne par rapport au Covid », explique-t-il. La
Ce sésame pourrait-il être utilisé pour retourner au théâtre ou au restaurant? Le dirigeant européen ne répondra pas à cette question épineuse : « Je n’ai pas à dire ce que chaque Etat fait de cet instrument. » De même, « chaque pays pourra accepter ou pas les vaccins non homologués » par l’Agence européenne du médicament. En clair, d’accueillir ou pas les Hongrois piqués au sérum russe Spoutnik V (lire page 28). Bref, la Commission ménage la souveraineté des Etats-membres.
Didier Reynders sera également très attentif à la protection des données de santé : « Je fais en sorte que l’on minimise le nombre de données à utiliser. » Le QR code apparaissant sur le certificat servira juste à vérifier que le document a été validé par l’Etat émetteur. Et les informations sont appelées à disparaître : « L’outil sera suspendu dès que l’Organisation mondiale de la santé annoncera la fin de l’épidémie. » On a hâte d’y être.
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« Protection des intérêts »
Le commissaire à la Justice va aussi donner le coup d’envoi à un projet en gestation, lui, depuis plusieurs années : le Parquet européen. Une nouvelle institution supranationale qui, selon lui, « va jouer un rôle très important. Pour la première fois, des investigations seront menées au niveau européen et elles déboucheront sur des poursuites ». L’unique compétence du Parquet européen sera, au démarrage, « la protection des intérêts financiers de l’Europe ». Il s’agit d’armer l’Union face à la fraude ou aux détournements des milliards injectés dans la politique agricole, les aides aux entreprises, les plans de relance… « La Grèce a reçu des dotations pour planter des oliviers. Si vous prenez des photos par drone, le nombre d’oliviers ne correspond pas toujours à l’argent reçu », sourit le haut fonctionnaire.
Chapeautés par Laura Kövesi, égérie de la lutte anticorruption en Roumanie, vingt-deux procureurs – un par pays volontaire pour participer à cette institution –, viennent d’être nommés. Ils auront sous leurs ordres des procureurs délégués, en cours de désignation. Ces 140 magistrats (dont cinq pour la France), qui travailleront dans une totale indépendance, auront du pain sur la planche : quelque 3 000 affaires leur seront bientôt transmises, un volume très supérieur aux estimations de départ. « Le budget prévu de 15 millions d’euros ne suffisait pas, j’ai obtenu trois fois plus », se réjouit Didier Reynders, qui se met à rêver : cette justice européenne pourrait par la suite traiter d’autres affaires, comme l’antiterrorisme, les discours de haine ou certains crimes reconnus au niveau européen comme les violences domestiques ou la pédophilie… Sachant les Etats européens chatouilleux sur la prérogative régalienne de la justice, son sens politique l’emporte toutefois : « On doit avancer de manière très prudente. La priorité est de faire fonctionner ce Parquet. »
Il lui faudra aussi du tact et de la patience pour s’acquitter d’une autre mission : renégocier l’accord encadrant les transferts de données entre les Etats-Unis et l’Europe. Les précédents accords, Safe Harbor et Privacy Shield, ont été invalidés par deux fois, en octobre 2015 et juillet 2020, par la Cour de justice de l’Union européenne. Donnant raison au jeune juriste autrichien Max Schrems par des arrêts portant son nom (Schrems I puis Schrems II), celle-ci a reconnu que l’accord ne protégeait pas assez les données européennes si un juge américain s’avisait de les exiger. Les négociations viennent tout juste de reprendre : fin mars, Didier Reynders a établi un premier contact avec Gina Raimondo, la secrétaire d’Etat américaine au Commerce. « Je l’ai sentie très déterminée », parce que « la pression des entreprises est forte », dit-il. Pas sûr que cela suffise.
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« Droits garantis »
Certes, le flou juridique complique la tâche aux géants américains du numérique, pressés d’obtenir un cadre juridique clair. Mais pour que le nouvel accord ne soit pas déboulonné par un arrêt « Schrems III », il faut un texte « très robuste », réunissant deux conditions. D’abord, les Etats-Unis devront se doter d’un texte fédéral sur la protection des données. Pas gagné… Ensuite, « il faudrait que les droits des Européens soient garantis. Ils pourraient, par exemple, obtenir un accès à la justice américaine » en cas de litige sur leurs données. En attendant, le commissaire va élaborer avec Gina Raimondo « des outils pour favoriser les échanges ».
Au moment de prendre congé, Didier Reynders répond à une question qui ne lui a pas été posée. Il désigne des graphiques et pointe une barre violette : ce sont les 70 millions de doses anti-Covid promises à l’Europe et jamais livrées par le Royaume-Uni. Façon discrète, mais efficace, de défendre la présidente de la Commission Ursula von der Leyen et de désigner les vraies raisons de la lenteur de l’Europe à vacciner.
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