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Il y a 60 ans, le 11 avril 1961, le procès de l’ancien dignitaire nazi Adolf Eichmann, responsable logistique de la « Solution finale » pour l’extermination des juifs d’Europe, s’ouvrait à Jérusalem. Cet événement hors norme permit de libérer la parole des rescapés et d’offrir au monde une leçon d’histoire.
« Il est entré dans la cabine de verre à 8 h 55. Sans préavis. Simplement, il est entré et il s’est assis. Grand, sec ; complet sombre, chemise blanche méticuleusement repassée, cravate. Deux policiers immobiles à ses côtés. C’est tout »*. Le 11 avril 1961, le journaliste israélien Haïm Gouri assiste à l’ouverture du procès d’Adolf Eichmann dans le tribunal de district de Jérusalem. Comme le monde entier, il a les yeux rivés sur ce criminel nazi jugé pour sa participation à la Solution finale qui envoya à la mort six millions de juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. Pour la première fois, cet homme 55 ans, ancien colonel SS, apparaît dans la salle d’audience derrière cette « cage de verre », construite pour le défendre contre tout éventuel attentat.
Un an auparavant, le 13 mai 1960, Adolf Eichmann avait été enlevé en Argentine par des agents du Mossad, le service de renseignement israélien, au terme d’une longue traque. Pendant une quinzaine d’années, pourtant activement recherché, ce fonctionnaire nazi avait échappé à la justice, bénéficiant de complicités et se faisant passer pour un certain Ricardo Klement. Grâce à l’obstination du procureur allemand Fritz Bauer, il avait finalement été repéré à Buenos Aires, séquestré, puis transporté jusqu’en Israël.
POUR L’HISTOIRE. « Le plus énorme et le plus étrange procès de l’histoire ». Le 11 avril 1961, le monde occidental a les yeux fixés sur Jérusalem où s’ouvre le procès d’Adolf Eichmann, responsable de la logistique de la « solution finale », un an après sa capture à Buenos Aires. pic.twitter.com/WjWTpDhqYS
— Ina.fr (@Inafr_officiel) April 11, 2021
« Le Nuremberg du peuple juif »
Après avoir passé 316 jours au secret dans une prison spécialement aménagée dans le nord de l’État hébreux, il doit enfin répondre de ses actes. Les accusations portées contre lui sont nombreuses. Après la Conférence de Wannsee, le 20 janvier 1942, au cours de laquelle est mise en place la Solution finale, Adolf Eichmann coordonne les déportations de juifs d’Allemagne et d’Europe de l’Ouest, du Sud et de l’Est, vers les camps de mise à mort. Il dresse les plans de déportation jusque dans les moindres détails. Travaillant avec d’autres organismes allemands, il gère aussi la confiscation des biens des déportés. De 1942 à 1944, Adolf Eichmann devient ainsi « l’administrateur en chef du plus grand génocide de l’histoire », suivant la formule de son biographe David Cesarani.
À Jérusalem, en 1961, c’est la première fois depuis le Tribunal militaire international de Nuremberg en 1946 qu’un important cadre nazi se retrouve devant des juges. C’est également la première fois que l’un d’entre eux est jugé en Israël. « C’est un procès particulier », note ainsi l’historienne Annette Wieviorka, auteure de « Eichmann, de la traque au procès » (ArchiPoche). « Le premier ministre israélien de l’époque David Ben Gourion a voulu en faire le Nuremberg du peuple juif. Le génocide avait beaucoup été évoqué à Nuremberg, mais il n’était alors que l’un des éléments de la criminalité nazie. Lors du procès Eichmann, il est au centre ».
Quinze ans après la fin du conflit, l’historiographie sur cette période n’en est encore qu’à ses balbutiements. En Israël, c’est encore le silence et la gêne qui règnent à l’évocation de la Shoah. Les rescapés ne suscitent que peu de compassion. « Il y avait une sorte de suspicion envers ceux qui avaient survécu, comme s’ils l’avaient fait au prix de choses immorales. Ils étaient même surnommés ‘les savons’ car à cette époque on pensait que les nazis en avaient fabriqué à partir de la graisse provenant de la crémation des corps. Ce qui était faux », décrit cette spécialiste de la Shoah.
L’avènement du témoin
Le moment est venu d’entendre les survivants. « Le procès a été conçu pour donner aux Israéliens d’abord, au monde ensuite, une leçon d’histoire », résume ainsi Annette Wieviorka. Face à Adolf Eichmann, 111 témoins se succèdent au fil des quatre mois et trois jours du procès. Les récits des victimes marquent les audiences, comme celui de la Biélorusse Rivka Yosselevska, qui décrit comment elle a réchappé d’une exécution par des Einsatzgruppen, les escadrons mobiles chargés d’exécuter les juifs. Elle raconte que sa fille Martha, âgée de huit ans, lui a demandé avant d’être emmenée par ses bourreaux : « Maman, pourquoi tu m’as mis mes habits du dimanche, puisque c’est pour nous tuer qu’ils nous emmènent ? ». Martha est abattue la première. Blessée à la tête, Rivka réussit à sortir de la fosse.
Un survivant du camp de Chelmno, en Pologne, décrit aussi comment il a été forcé à creuser des fosses après le gazage des juifs : « Je travaillais là depuis plusieurs jours déjà (…) lorsque sont arrivés tous les gens de la ville où j’habitais. (…) Il y avait là ma femme et mes deux enfants. (…) Je me suis couché à côté des corps de ma femme et de mes enfants et je voulais qu’on me tue. Un des SS s’est approché de moi et m’a dit : ‘Tu as encore des forces, tu peux continuer à travailler’ ».
Pour Annette Wieviorka, cette libération de la parole lors du procès Eichmann marque « l’avènement du témoin » : « On considère que le témoin est à la fois porteur d’histoire et agent de mémoire. Alors que les survivants des camps et des ghettos étaient plutôt méprisés, ils retrouvent une dimension morale. Cela les réhabilite et cela inscrit vraiment la Shoah dans le code génétique israélien ».
« Ce n’était pas qu’un simple rouage »
Derrière sa cage de verre, écouteurs sur les oreilles avec la traduction, Adolf Eichmann reste impassible. S’il reconnaît avoir été « mêlé à des choses affreuses », il se retranche derrière les ordres reçus. « Les seuls responsables, ce sont mes chefs, ma seule faute a été mon obéissance », répète-t-il. Sa défense est simple. Ce fils de comptable, sans diplôme, commercial dans l’industrie jusqu’à ce qu’il intègre la SS en 1932, cherche à se montrer comme un simple exécutant.
Soixante ans plus tard, cette image d’un « bureaucrate de la mort » s’est imposée. « Cela montre une certaine naïveté de la part de tout le monde. On pense qu’un grand criminel, cela se voit et là on se retrouve avec un petit homme à lunettes en costume dans sa cage de verre qui a un tic de la bouche », analyse Annette Wieviorka. « Mais il ne faut pas se tromper, c’est un homme d’une incroyable pugnacité. Il se bat vraiment pied à pied pour essayer d’échapper à la mort. Finalement, il adopte la stratégie de défense que l’on retrouve chez ce type de criminel : ‘J’ai obéi aux ordres, ce n’est pas moi, je ne pouvais pas faire autrement’ ».
Dans son livre, « Eichmann à Jérusalem », la philosophe Hannah Arendt conclut que le colonel SS n’a montré ni antisémitisme, ni troubles psychiques, n’agissant que pour faire carrière. Selon elle, il est la personnification de la « banalité du mal ». Pour l’historienne Annette Wieviorka, cette théorie est une véritable méprise : « Hannah Arendt s’est trompée sur sa personnalité. À l’époque, on ne connaissait rien sur lui. Depuis de nombreux livres ont montré qu’il n’était pas uniquement un criminel de bureau, mais qu’il était véritablement antisémite. Il a aussi fait preuve d’initiative dans l’organisation de la Solution finale ». « La banalité du mal est valable pour les conducteurs d’autobus, de train, pour ceux qui font les fiches, mais pas pour Eichmann, ce n’était pas qu’un simple rouage », insiste-t-elle.
Sept mois après l’ouverture du procès, le 11 décembre 1961, le tribunal se réunit pour énoncer son verdict. Devant une salle comble, le président Moshe Landau souligne qu’ »Adolf Eichmann s’est rendu coupable de crimes terrifiants, différents de tous les crimes contre les particuliers et qu’il s’agissait en fait de l’extermination de tout un peuple ». « Pendant de longues années, il a appliqué ces ordres avec enthousiasme », précise aussi le tribunal. Quatre jours plus tard, il est condamné à mort. L’avocat du condamné, Robert Servatius, fait appel mais celui-ci est rejeté, le 29 mai 1962, par la Cour suprême.
Adolf Eichmann est pendu dans la nuit du 31 mai 1962 puis incinéré. Ses cendres sont dispersées hors des eaux territoriales d’Israël. « Son destin rejoint celui des condamnés à mort de Nuremberg », souligne Annette Wieviorka. « Les corps ne doivent laisser aucune trace ».
*Haïm Gouri, « La Cage de verre », Albin Michel, 1964
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