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Dans la ville de Velika Kledusa, les migrants n’ont qu’un objectif : entrer en Croatie pour continuer leur route vers l’Europe de l’Ouest. Certains ont déjà tenté le passage plus de vingt fois. À chaque tentative, il leur faut endurer le froid et les violences policières.
Sur un chemin de terre qui monte vers Velika Kledusa, ville frontalière du nord de la Bosnie, Hejrat Allah pousse son vélo blanc. La fatigue et l’énorme sac à dos que cet Afghan porte ralentissent sa marche.
Hejrat Allah se dirige vers la frontière croate. Sa femme vient de l’appeler, elle a été expulsée de Croatie avec leurs deux filles de trois et cinq ans. Le père de famille va les récupérer. C’est une nouvelle tentative de passage qui échoue mais ce n’est pas la dernière. À eux deux, Hejrat Allah et sa femme ont tenté 45 fois de passer en Croatie.
Ils ont convenu qu’il serait préférable que l’épouse tente la traversée de la frontière avec ses filles puis, une fois à Zagreb, fasse une demande de regroupement familial pour que Hejrat Allah les rejoigne. La famille s’est installée à Velika Kledusa pour être au plus près de la frontière.
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Depuis les hauteurs de cette petite ville, on voit les drapeaux croates et européens voler sur les postes frontières.
Dans les squats et campements improvisés de Velika Kledusa, comme dans le centre d’hébergement de Miral, géré par l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), les esprits des migrants ne sont occupés que par le « game », le « jeu » du passage en Croatie. Pour certains, après des mois, voire des années, de présence en Bosnie, les tentatives se comptent par dizaines.
Bengali jungle
Dans le bois où une cinquantaine de Bangladais ont constitué un petit camp surnommé la « Bengali jungle », certains migrants reprennent quelques forces avant de repartir. Sous un abri fait de morceaux de bois et de bâches en plastique, Atik est en train d’étaler des petites boules de pâte avec un morceau de tuyau en plastique pour en faire des galettes.
Ce jeune Bangladais originaire de la ville de Sylhet a été expulsé de Croatie il y a quatre jours. Il prévoit déjà de retenter sa chance dès le lendemain de notre rencontre.
Un peu plus en hauteur du camp boueux, Ahmad est accroupi près d’une marmite. Pendant que son riz cuit sur le feu, il raconte que, lui aussi, essaye de passer sans relâche en Croatie. « Cet hiver, quand il y a eu trop de neige, on est allé dans le camp de Lipa, près de Bihac, pendant quelques jours et on est revenu », se souvient-il.
Les cordes tendues entre les arbres rappellent ces jours de pluie ou de neige où il fallait se hisser pour atteindre sans glisser le haut du campement en pente. Maintenant que les températures sont un brin plus douces, elles servent à étendre du linge.
« On va passer, inch’allah »
L’heure du départ a sonné dans le squat de l’’old factory ». Plusieurs jeunes Algériens ont élu domicile dans ce grand hangar au sol en terre battue. Au centre, ils ont installé deux petites tentes et de vieux canapés défraîchis autour d’un feu.
Trois d’entre eux partent cet après-midi tenter de nouveau leur chance en Croatie. Au moment du départ, les jeunes s’enlacent, se souhaitent bonne chance. « On va passer, inch’allah », répète l’un d’eux, un sourire crispé sur le visage.
« Ils vont marcher jusqu’à un village croate à 18 kilomètres d’ici. De là, ils prendront un bus pour Zagreb, puis un autre jusqu’à la frontière slovène. Il faut ensuite marcher 25 kilomètres jusqu’à la frontière italienne », explique Mohammed qui, lui, reste à Velika Kledusa pour le moment. Et après ? « Après, on ne sait pas, on n’est jamais allé aussi loin », s’exclame le jeune homme de 30 ans en riant.
Cet après-midi-là, autour du feu, l’ambiance est joyeuse. Pourtant, chacun connaît les risques qu’il y a à passer la frontière illégalement et à être arrêté par la police croate.
« On te laisse partir si tu le frappes »
La totalité des migrants interrogés décrivent de la même manière la brutalité des policiers croates : « Ils nous déshabillent », « nous volent nos téléphones et notre argent », « nous frappent », « nous revenons en Bosnie en boxer ».
La conversation dure et Mohammed finit par raconter des épisodes encore plus choquants de certaines arrestations.
« Deux policiers me tenaient chacun un bras et pendant ce temps-là, un troisième, derrière moi, me battait avec sa matraque », décrit-il. Le jeune homme assure avoir conservé des ecchymoses sur les jambes et le dos pendant plus de deux semaines. Une autre fois, l’Algérien a été obligé de frapper l’ami qui l’accompagnait. « Les policiers me disaient, ‘on ne te laisse partir que si tu le frappes’ ». Autour du feu, le silence se fait. Mohammed ne dira pas s’il a porté des coups à son ami.
Pour prouver qu’il a subi des violences, Abdul Rhamane, lui, a pris en photos son corps couvert de bleus après son expulsion par les policiers croates. Ce Bangladais de 17 ans est en Bosnie depuis huit mois. Malgré cinq tentatives infructueuses de passer la frontière, il ne se décourage pas. « En ce moment, il fait trop froid mais je retenterai dans cinq jours », affirme-t-il.
À Velika Kledusa, comme à Bihac, l’association No Name Kitchen documente les violences policières à la frontière croate et participe au réseau Border violence monitoring. En octobre 2020, cette organisation avait publié un rapport accablant sur les violences perpétrées par la police croate sur les exilés. Plusieurs cas de violences sexuelles avaient notamment été recensés.
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En réaction, la commissaire européenne aux Affaires internes Ylva Johansson avait déclaré « prendre très au sérieux » ces accusations. Elle avait déjà réclamé à Zagreb une « enquête approfondie » sur ces violences après la publication d’un rapport d’Amnesty international en juin 2020. De son côté, Zagreb continuer de rejeter toute accusation de violences policières à la frontière.
Vêtements et chaussures
Ces violences s’accompagnent du vol systématique des vêtements et sacs de couchage des exilés. Pour tenter de les protéger du froid, l’association No Name Kitchen distribue des vêtements chauds, des chaussures et des sacs de couchage. Le précieux matériel est entreposé dans les étages de la maison qui sert de quartier général aux membres de l’association.
« Les réfugiés ont surtout besoin de pantalons et de chaussures parce qu’ils sont en permanence en déplacement », explique Merit Kohlstedt, une bénévole de l’association. « Récemment, nous avons aussi reçu plus de vêtements pour enfants car nous voyons de plus en plus de familles. »
L’étagère où sont rangés les sacs de couchage est en partie vide. Seuls restent les plus épais. « Ceux-là sont plus chauds mais ils sont aussi beaucoup plus lourds. Ce sont les plus petits que nous distribuons le plus car ils sont légers », souligne la jeune femme originaire d’Allemagne.
Pour les exilés de Velika Kledusa, il faut presque autant de sacs de couchage qu’il y a de tentatives de traversée. C’est-à-dire beaucoup. Car, ici, la question d’abandonner ne se pose pas. « On a tellement dépensé pour arriver ici. Nos pères ont vendu leurs vaches, leurs maisons. Rentrer n’aurait pas de sens », confie un groupe de trois Afghans rencontrés dans la « Bengali jungle ».
Dans le squat de la vielle usine, un Algérien à lunettes abonde en souriant : « Quand tu en es là, il n’y a pas de marche arrière possible ».
Julia Dumont, envoyée spéciale à Velika Kledusa.
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