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Le long des rails qui relient Soweto au centre-ville de Johannesburg, de profondes tranchées lacèrent la terre à intervalles réguliers. Sur certains quais, des pioches ont éclaté le bitume. Toutes les lignes électriques suspendues ont disparu. Un pillage aussi brutal que méticuleux : depuis que la pandémie de Covid-19 a mis les locomotives à l’arrêt, le réseau ferroviaire de la capitale économique sud-africaine est à l’agonie, presque entièrement désossé.
Voler des câbles pour en extraire le cuivre avant de le revendre est un classique de la criminalité locale. Les voies ferrées, comme les feux de circulation sont les cibles privilégiées des pilleurs. D’ailleurs, ici, on ne « vole » pas les câbles, on les « mange ». Un appétit devenu ingérable depuis le confinement de mars 2020.
Le 26 mars 2020, trois semaines après l’apparition du premier cas de coronavirus dans le pays, l’Afrique du Sud se calfeutre. Les trains comme le reste sont à l’arrêt. Six mois plus tôt, le ministre des transports a renvoyé les compagnies privées qui assuraient la sécurité le long des voies, jugées inefficaces. Pas de train, pas de gardes. Pendant des semaines, les voies ferrées font l’objet d’un pillage systématique.
La moitié du réseau reliant Johannesburg et sa banlieue à la capitale Pretoria est toujours à l’arrêt un an plus tard. L’autre moitié claudique. A Soweto, dans la gare de Dube, le trafic n’a repris qu’en septembre, plus de deux mois après la réouverture théorique du réseau. Un seul train circule sur la ligne chaque jour, tiré par une locomotive au diesel. Un train, c’est trois passages par jour, contre un toutes les trente ou quarante minutes aux heures de pointe avant le confinement. Et toutes les stations ne sont pas desservies.
Le nombre de passagers s’est effondré
Il est 6 h 35 ce mardi. Déjà quinze minutes que le train jaune devrait être là. Comme tous les jours, Mishack s’est levé avant l’aube pour rejoindre son poste d’agent de sécurité dans le centre de Johannesburg. « D’habitude, je prends le bus, souffle-t-il, mais là… » Il hésite, regarde ses pieds. « Là, je n’ai pas le choix, c’est la fin du mois. J’ai prévenu mon patron que j’étais obligé de prendre le train aujourd’hui, il n’est pas content parce que je n’arrive qu’à 7 h 30 ».
Avant, les trains pointaient dès 5 heures du matin, une nécessité pour l’armée de travailleurs sous-payés, ouvriers, femmes de ménage ou employés de sécurité comme Mishack qui prennent leur poste quand les quartiers bourgeois s’éveillent à peine. Ceux qui n’ont pas réussi à négocier leurs horaires sont condamnés à prendre le bus. Un luxe deux fois plus cher que le train de banlieue. Le salaire minimum d’une femme de ménage est de 120 rands (un peu moins de 7 euros) pour une journée de huit heures. En taxi collectif, elle peut facilement en dépenser entre un tiers et la moitié pour aller au travail et en revenir.
Le train jaune fini par arriver à Dube. Autrefois, une marée humaine se serait jetée dedans pendant que les « surfers » se seraient glissés dans les espaces entre les wagons ou agrippés aux toits. Aujourd’hui, l’affluence est moyenne. Le nombre de passagers s’est effondré avec la dégradation du réseau. Près de 100 millions de passagers ont circulé sur le réseau de la province de Johannesburg en 2018-2019. Ils sont deux fois moins nombreux aujourd’hui, selon Prasa, la compagnie ferroviaire publique.
Ce matin, les minutes défilent et le train reste à quai. Les plus hardis redescendent des rames et s’en vont interpeller le conducteur : « Qu’est-ce que tu attends ? C’est quoi le problème encore ? Toi, tu es déjà au travail, pas nous ! » Il faut vérifier les voies, se défend le chauffeur. Dans la gare suivante, nouvel arrêt interminable. L’infortune rapproche les passagers. « Et toi, tu fais quoi ? », demande l’un d’eux à son voisin. « Moi, je fabrique des couches. » La réponse provoque l’hilarité dans la rame : « C’est bon, tu peux être en retard, elles peuvent attendre les couches ! » Une rébellion est envisagée : « Si c’est comme ça, on va reprendre les bonnes vieilles habitudes et arrêter de payer ! »
Des infrastructures démontées brique après brique
Le paysage est de plus en plus sinistre à mesure que le centre-ville de Johannesburg approche. Le coin est réputé pour être le plus dangereux de la capitale économique sud-africaine. Du côté de la station Mayfair, entièrement désossée, des traces noires marquent le sol par endroits. « C’est pour les câbles qui viennent du sol : ils le brûlent pour enlever la gaine de plastique, puis ils récupèrent le cuivre après l’avoir refroidi à l’eau », explique un ancien voleur à la petite semaine.
Après avoir attaqué les câbles en hauteur, accessibles à condition de maîtriser l’escalade et d’être prêt à affronter un courant de plus de 3 000 volts, les criminels se sont attelés à creuser la terre le long des rails ainsi que les quais pour en extraire les câbles qui alimentent la signalisation des voies ferrées. Et puis tout y est passé : les systèmes de sécurité censés protéger l’abord des gares, les portiques qui permettent de contrôler l’accès aux quais… Dans les stations les plus délabrées, les infrastructures sont démontées brique après brique, fenêtre après fenêtre.
Le business du cuivre est lucratif. Les câbles les plus épais peuvent se négocier 2 000 à 3 000 rands (110 à 170 euros) la dizaine de mètres auprès des ferrailleurs, assurent différentes sources. « Ces gens-là fonctionnent en groupe, en une soirée, ils peuvent faire 20 000 rands (1 100 euros) », explique Themba*, un lanceur d’alerte. Jusqu’à peu, il habitait un campement informel près de la voie ferrée qui relie Soweto au centre de Johannesburg. Dans sa communauté, il assure que cinq personnes sont mortes électrocutées en tentant de voler des câbles en 2020. D’autres ont perdu la vie dans des affrontements entre bandes rivales. Les mineurs illégaux, qui creusent dans les anciennes mines d’or de Johannesburg, sont pointés du doigt.
« Ce qui est sûr, c’est que c’est plus simple de tirer sur des câbles que d’aller creuser dans les anciennes galeries », relève l’ancien voleur. Vendeur de rue, il s’est laissé tenter par les câbles après le confinement. Il a arrêté après avoir vu deux de ses amis être cueillis par la police. Leur caution a été fixée à 30 000 rands (près de 1 700 euros), dit-il. « 30 000 rands, t’imagines ? Jamais je pourrai payer si je me fais serrer. » Themba, le lanceur d’alerte, confirme que les mineurs dominent le business, organisés et armés. Il n’habite plus chez lui depuis que certains l’ont passé à tabac.
En septembre 2020, le ministre des transports a annoncé l’embauche de 3 000 agents de sécurité pour remettre de l’ordre sur les rails. « Les criminels ont pris le contrôle de Prasa, ils ont mené la danse, aidés par des employés », a-t-il expliqué. Le lanceur d’alerte, bien informé grâce à ses réseaux locaux, confirme : les voleurs et d’anciens gardiens ont travaillé main dans la main en 2020.
Les réparations et la sécurisation du réseau sont estimées à plus de 2 milliards de rands (plus de 110 millions d’euros) par la compagnie de chemin de fer publique. En septembre, un expert du rail cité par la presse sud-africaine estimait qu’il faudrait plus de deux ans avant le retour à la normale. Depuis le recrutement de nouveaux officiers de sécurité, les vols ont diminué pendant que le rythme des arrestations augmentait, assure la compagnie de chemin de fer publique. Themba, lui, a une autre explication pour expliquer la baisse de la criminalité : « Il n’y a plus rien, ils ont tout mangé. »
* Le prénom a été modifié.
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