Le correspondant du Monde à Moscou, Benoît Vitkine, a répondu aux questions des internautes dans un tchat consacré à la situation en Russie, au lendemain de la condamnation de l’opposant politique Alexeï Navalny à une peine de trois ans et demi de prison.
Bouli : Pourquoi autant de bruit avec cette affaire Navalny ?
L’affaire Alexeï Navalny dépasse largement le sort de l’opposant ou de l’homme en lui-même, ou encore le feuilleton assez spectaculaire de son retour au pays. C’est un jalon historique, un moment de basculement. Ce que cette affaire montre, en creux, c’est le changement qui s’opère au sommet de l’Etat russe. Même à l’aune des pratiques du régime de Vladimir Poutine, l’empoisonnement d’un opposant est une escalade immense. Même chose s’agissant de l’acharnement qui s’est ensuite déployé contre lui, jusqu’à sa condamnation, mardi 2 février, à de la prison ferme.
Le pays n’est plus le même qu’il y a quelques années : l’emprise du Kremlin sur la société a diminué, le soutien dont il bénéficie, et en conséquence sa prédisposition à utiliser la violence, a changé également. L’affaire Navalny va probablement être le point de départ d’une spirale répressive dure.
Retz29 : Pourquoi le mettre en prison, pourquoi l’empoisonner alors qu’il ne pèse pas grand-chose ?
Il faut d’abord nuancer l’affirmation selon laquelle il pèse peu. Jusqu’à ces dernières semaines, Alexeï Navalny a fait l’objet d’un black-out complet à la télévision. Dans l’impossibilité d’enregistrer son parti politique, il se voit également interdire toute candidature à la moindre élection. La dernière fois, d’ailleurs, c’était en 2013 : il avait obtenu 27 % à l’élection à la mairie de Moscou. Il a aussi des milliers de partisans très motivés, ce qui est rare en Russie.
Tout ce qu’on peut constater, c’est que cet acharnement existe, que la tentative de meurtre existe et que Navalny est en prison. Peut-être les décisionnaires ont-ils considéré que les méthodes anciennes, le harcèlement permanent qu’il subit, ne suffisaient plus à faire taire l’opposant. Ses enquêtes sur la corruption ont toujours été jugées très désagréables. Son poids sur les processus électoraux aussi, même s’ils sont très contrôlés, avec ses appels à faire battre les candidats du pouvoir.
Fredoizo : Il semblerait que Navalny ait des liens avec l’extrême droite russe, qu’en est-il ?
Dans les années 2000, Alexeï Navalny a côtoyé la frange nationaliste de l’opposition. A l’époque, les seuls à contester Vladimir Poutine, c’étaient les libéraux et les nationalistes, qui se sont alliés, qui manifestaient ensemble… Navalny était plus proche de la deuxième tendance et, parallèlement à ses enquêtes sur la corruption, qui ont fait sa notoriété, il s’est aussi positionné sur ce terrain politique. Il a d’ailleurs été exclu d’une formation libérale pour cela. Son créneau, c’était la lutte contre l’immigration illégale. C’est de cette époque que datent les quelques déclarations qui sont souvent ressorties. La plus choquante consiste à comparer, dans une vidéo, les rebelles tchétchènes à des cafards.
Navalny n’a jamais vraiment renié ce positionnement et l’immigration était encore un sujet important de sa campagne municipale de 2013, mais ce discours s’est totalement effacé derrière d’autres engagements. Si on lui demande, il dit qu’il est favorable à un régime de visas avec les pays d’Asie centrale, mais son positionnement politique est d’abord celui d’un libéral bon teint : ce qu’il réclame, ce qu’il propose, c’est la démocratie et la lutte contre la corruption.
Quand on parle de « l’affaire Navalny », ce n’est plus du politicien Navalny dont on parle, c’est des actions du pouvoir russe. S’interroger pour savoir si Navalny ferait un bon remplaçant à Poutine, c’est mal comprendre ce qui se joue. Beaucoup de Russes qui ont manifesté ces dernières semaines ne soutiennent pas aveuglément Navalny. Mais ils aimeraient bien avoir le droit de voter ou non contre lui plutôt que de suivre le feuilleton de son empoisonnement au Novitchok.
Ricardo : Est-ce que Navalny fait peur à Poutine ?
Il y a une grande fébrilité dans le traitement du dossier Navalny. Il faut se souvenir de son avion dérouté vers un autre aéroport à son arrivée, du tribunal d’exception qu’on organise pour lui dans un commissariat, les déploiements policiers exceptionnels, les commentaires contradictoires des officiels… Sans oublier l’empoisonnement et la prison – que Navalny est loin de découvrir.
Ensuite, l’échec du Kremlin est de commenter en permanence le cas Navalny, ses faits et gestes, son film sur le palais de Poutine… Depuis dix ans, la stratégie était de le marginaliser, de le rendre invisible. Et voilà que Poutine, qui a toujours pris soin de ne jamais prononcer son nom, se retrouve à devoir parler de lui tous les dix jours. Cela installe le face-à-face, c’est déjà une humiliation et un danger pour le Kremlin.
La majorité de la société russe regarde cet affrontement de loin, avec indifférence. Le grand succès du pouvoir russe a été d’éloigner la société de la chose publique. Ceux qui ne sont pas d’accord, mais surtout ceux qui sont prêts à prendre le risque de manifester, sont une minorité. Les risques qu’ils prennent sont importants, et on ne parle pas uniquement de violence policière dans la rue.
Cette foule qui se mobilise pour Navalny est certes importante, et surtout répartie dans tout le pays, mais elle est loin de suffire à faire trembler les fondations du régime. Mais pour plus de sûreté, cela ne va pas empêcher celui-ci d’accroître fortement la répression, de diminuer les possibilités pour la société civile de s’exprimer. Internet et les réseaux sociaux sont probablement la prochaine cible.
Scoroconcolo : Pourquoi les Occidentaux donnent-ils des leçons à la Russie, quelles sont les arrière-pensées ? Le gazoduc North Stream n’est-il pas la vraie cible ?
Il y a évidemment des arrière-pensées dans les capitales occidentales quand elles critiquent la Russie au sujet du traitement d’Alexeï Navalny. Moscou est devenu un adversaire géopolitique, plus d’ailleurs qu’un rival. Pour certains pays, le gazoduc Nord Stream 2 est un sujet d’inquiétude, politique ou économique. Mais beaucoup de ceux qui critiquent le Kremlin depuis mardi sont de fervents partisans de ce projet, à commencer par l’Allemagne.
De façon générale, les Européens préféreraient avoir des relations apaisées avec la Russie, sans avoir à affronter des crises incessantes, de l’Ukraine au dossier Navalny. D’ailleurs, la première demande des Européens était que Moscou ouvre enfin une enquête officielle sur le fait que l’opposant numéro un au pouvoir russe est tombé dans le coma à bord d’un avion russe reliant deux villes russes. Personne ne se faisait d’illusions sur cette enquête mais c’était attendu comme un signe de bonne volonté.
La Russie aspire au statut de grande puissance respectable sur la scène internationale, de partenaire fiable. Le meurtre d’opposants ou l’emploi d’armes chimiques ne sont pas uniquement un problème moral pour les Occidentaux, ils sont une menace permanente.
Anaïs : Pensez-vous qu’il existe un type de sanction européenne qui pourrait avoir un réel impact sur la politique de Vladimir Poutine ?
Aucune des mesures auxquelles on peut penser n’aura d’effet sur la politique russe. En tout cas pas en ce qui concerne le cas Navalny, les droits humains ou des élections justes… Le Kremlin voit ces sujets comme des questions de survie. Dans la balance, le choix est vite fait. S’agissant de Navalny, il est aussi devenu l’ennemi personnel du FSB et des services de sécurité, depuis qu’il a participé à l’enquête de presse sur leur rôle dans son empoisonnement et qu’il a piégé un de leurs agents.
S’agissant des sanctions, elles n’ont sans doute aucun effet sur les chefs du FSB ou l’entourage proche de Poutine, qui sont trop impliqués et qui ont de toute façon un accès quasi illimité à la ressource publique. Mais elles contribuent probablement à créer des débats et des mécontentements au sein de certaines franges de l’élite.
Farb : La forte répression exercée par les autorités russes est souvent commentée, notamment avec les milliers d’arrestations annoncées ces dernières semaines. Il n’est pourtant nulle part fait mention de blessés, de poursuites judiciaires sérieuses… Est-ce que la violence est vraiment plus importante en Russie que ce que nous connaissons en France ces dernières années ?
Si l’on parle uniquement de la violence dans la rue, elle est moins importante en Russie. Ça n’empêche pas qu’il y a des blessés, bien sûr. Les arrestations sont brutales, et elles concernent des gens qui sont à 99 % pacifiques, cela fait une différence de poids. Un manifestant russe sait que s’il touche l’épaule d’un policier, il va en prison pour plusieurs années.
S’agissant des chefs de l’opposition, les poursuites sont déjà engagées. Préventivement, ils sont mis en prison pour une dizaine de jours, puis les poursuites criminelles commencent. D’autres poursuites viendront, contre de simples manifestants : lors des manifestations de l’été 2019 à Moscou, il y a eu plusieurs condamnations à des peines de prison ferme par exemple pour avoir jeté un verre en plastique.
Les gens arrêtés par milliers sont parfois relâchés au bout de quelques heures, parfois au bout de deux jours. Certains ont passé quarante-huit heures dans des fourgons cellulaires dans le froid, tant les prisons débordent. Ils ont ensuite une amende, et savent que s’ils sont attrapés à nouveau, les vrais problèmes commencent. Il y a aussi de nombreuses pressions dans les entreprises. Pour un fonctionnaire, manifester tient de la fiction. On a appris mardi que des professeurs de l’université la plus libérale de Moscou avaient été licenciés simplement pour avoir été arrêtés…
Il y a les autres formes de répression, et il faut aussi se rappeler de quoi on parle : l’empoisonnement d’un opposant, l’impossibilité de s’exprimer dans une élection juste, des médias transformés en armes de guerre… De telles comparaisons sont donc inopérantes.
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