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« Printemps arabes » : « Dans l’imaginaire politique arabe, la révolution est devenue un possible »

Dix ans après la vague de soulèvements, le renouveau espéré n’a pas eu lieu. Du Maroc au Yémen, les peuples aspirent toujours à des changements radicaux. Notre correspondant au Proche-Orient, Benjamin Barthe, a répondu à vos questions.

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Le 22 février 2011, des manifestants antigouvernementaux lors d’une manifestation devant l’université de Sanaa (Yémen). Le 22 février 2011, des manifestants antigouvernementaux lors d’une manifestation devant l’université de Sanaa (Yémen).

Bulle : Peut-on tirer un bilan global des « printemps arabes » (à l’échelle du Proche-Orient), ou bien faut-il tirer un bilan pays par pays ?

Les deux à la fois. Il y a une conclusion générale que l’on peut faire, c’est celle de la résistance plus forte que prévu des vieux régimes militaro-nationalistes issus de la vague d’indépendance des années 1940-1960. Une résistance qui a été sous-estimée par les révolutionnaires dans la période d’euphorie qui a suivi les premiers soulèvements, à l’hiver et au printemps 2011, lorsque l’espérance se propageait de pays en pays, comme une traînée de poudre.

Aujourd’hui, le tableau d’ensemble est évidemment sombre : une transition démocratique plus ou moins réussie (en Tunisie), deux régressions autoritaires (en Egypte et à Bahreïn) et trois guerres civiles (en Syrie, en Libye et au Yémen).

L’autre diagnostic que l’on peut poser, à l’échelle régionale, c’est que le processus révolutionnaire se poursuit. On l’a vu en 2018-2019, avec les soulèvements au Soudan, en Algérie, au Liban et en Irak. Autrement dit, on est dans le temps long, ces mouvements de transformation structurelle se jaugent sur plusieurs décennies.

Ensuite, pour revenir à votre question, oui, il faut passer par l’échelle nationale, pour comprendre les dynamiques locales. Et c’est ce que font les révolutionnaires. Il y a un processus d’accumulation d’expériences, d’enseignements, qui passe de pays en pays. Les Soudanais, par exemple, n’ont pas eu, à l’égard de leur armée, la même naïveté que les Egyptiens. Ils n’ont pas abandonné les rues après le départ d’Omar Al-Bachir, ils ont instauré un rapport de force avec les militaires. Est-ce que cela suffira pour éviter une confiscation de la révolution par les hauts gradés ? Cela reste à voir.

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Bernie75 : Quels sont les pays où la révolution a le mieux « réussi » ? Et pourquoi ?

De l’avis général, la Tunisie est le pays qui s’en est le mieux sorti. Je ne suis pas spécialiste de ce pays, mais, de ce que je lis, il y a, je crois, un faisceau de raisons : l’armée tunisienne, contrairement à ses homologues égyptienne ou syrienne, n’était pas sous la coupe du régime ; le mouvement islamiste Ennahda, déclinaison locale des Frères musulmans, avait atteint un niveau de maturité et de discernement politique qui a manqué à ses frères égyptiens ; la vigueur de la société civile, et notamment des syndicats, qui ont su s’interposer dans les moments de tension entre les forces rivales et faire obstacle à une restauration autocratique sur le modèle cairote ; enfin, l’absence d’enjeu géopolitique, qui fait que les puissances régionales et internationales sont restées à l’écart de cette révolution.

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Kamala : Les révolutions ont vu apparaître plusieurs jeunes figures de la contestation, sait-on ce qu’elles sont devenues, dix ans après ?

Notre supplément du 18 janvier raconte les fortunes diverses de plusieurs d’entre eux, comme Tawakkol Karman, figure des insurgés yéménites, qui vit aujourd’hui en exil en Turquie, ou Wael Ghonim, l’informaticien égyptien qui avait créé la page Facebook à l’origine du premier appel à manifester, le 25 janvier 2011, sur la place Tahrir, et qui vit semble-t-il aujourd’hui aux Etats-Unis et, à en juger par ses messages sur les réseaux sociaux, semble être en proie à un immense désarroi, voire à une dépression profonde.

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Zizou : Est-ce que, comme en Egypte, l’armée a pris le pouvoir dans d’autres pays qui ont connu une révolution ?

Je pense qu’en Egypte l’armée n’a jamais vraiment perdu le pouvoir. Le départ d’Hosni Moubarak a été hâtivement interprété comme la chute d’un régime. Mais, en fait, l’armée, qui depuis Nasser tire les ficelles en Egypte, a gardé la haute main sur la transition vers l’élection du président Mohamed Morsi, issu des Frères musulmans, en 2012. Elle a profité de ses maladresses et de ses erreurs pour orchestrer un coup d’Etat l’année suivante et ramener au premier plan l’un des siens, en la personne d’Abdel Fattah Al-Sissi, l’actuel président.

En Syrie, en Libye, à Bahreïn et au Yémen, les armées ont joué un rôle contre-révolutionnaire important. Et au Soudan, il faut être attentif à ce qu’il va se passer dans les prochains mois. L’attelage civil-militaire, inédit, qui gère la transition, est fragile.

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Jiji : Peut-on dire que les islamistes sont les grands gagnants des « printemps arabes » ?

Cela dépend de quels islamistes vous parlez. C’est une galaxie très large, qui va de l’Etat islamique à Ennahda, avec des divergences très fortes d’une organisation à l’autre. On ne peut pas les réduire à un seul label. Le leadeur d’Ennahda, Rached Ghannouchi, qui a contribué à faire adopter en Tunisie la Constitution la plus progressiste du monde arabe, notamment pour les femmes, a plus en commun avec un leader politique français qu’avec ceux de Daech, cette organisation djihadiste qui vient de décapiter deux femmes en Syrie pour avoir assumé des responsabilités politiques au sein de leur municipalité.

Pendant quelques mois, les Frères musulmans, le courant réformiste et mainstream de l’islamisme arabe, ont eu le vent en poupe, avec des victoires électorales en Egypte et en Tunisie, principalement. Mais il y a eu un retour de bâton, comme on l’a vu. Le courant de l’islamisme qui a tiré son épingle du jeu, ce sont les salafistes piétistes, qui prônent un islam beaucoup plus rétrograde que les Frères musulmans, mais qui sont choyés par les pouvoirs autoritaires en place, pour la seule raison qu’ils ne se mêlent pas de politique.

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Le 9 février 2020, des milliers d’étudiants ont manifesté de l’université de Bagdad jusqu’à la place Tahrir, épicentre de la contestation irakienne, ainsi que dans d’autres villes du sud du pays. Le 9 février 2020, des milliers d’étudiants ont manifesté de l’université de Bagdad jusqu’à la place Tahrir, épicentre de la contestation irakienne, ainsi que dans d’autres villes du sud du pays.

Sam : Ayant habité en Egypte quelques années et expérimenté la dictature, j’ai du mal à voir le moindre espoir vers l’amélioration de la situation. L’armée encadre strictement le pays et la critiquer est exclu. Avez-vous un point de vue plus optimiste sur le contexte égyptien ?

Non, avec ses 60 000 prisonniers politiques, dont le militant Ramy Shaath, époux d’une Française, ou avec l’histoire abominable de Giulio Regeni, cet étudiant italien torturé à mort en 2016 par la police, l’Egypte semble être entrée dans un tunnel de répression dont on ne voit pas la fin. Ce que l’on peut dire, c’est que l’esprit de la révolte, en Egypte comme ailleurs, n’est pas mort. Dans l’imaginaire politique arabe, longtemps pris en tenaille entre la dictature casquée et la dictature barbue, la révolution est devenue un possible. La Tunisie l’a montré. Une autre façon de faire de la politique est possible. Et cet acquis ne disparaîtra pas.

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JC : Comment se fait-il que les peuples, dans ces pays, n’arrivent pas à imposer à leur gouvernement plus de démocratie ?

J’ai ouvert plusieurs pistes dans ce débat. Je voudrais revenir sur un aspect, que j’ai peu abordé, qui est l’interventionnisme des grandes puissances. Du fait de sa localisation, au carrefour de l’Asie et de l’Europe, et de la richesse de ses sous-sols, la région est d’une certaine façon géographiquement prédestinée, pour son malheur, à faire l’objet d’ingérences étrangères. La Russie et l’Iran incarnent aujourd’hui cet impérialisme en Syrie, où ils portent à bout de bras Bachar Al-Assad, qui n’est plus que le roi de ruines. Mais, historiquement, la région a surtout souffert de l’interventionnisme occidental.

Cela passe par un soutien militaire et financier aux autocrates, en premier lieu ceux qui soutiennent Israël, qui est devenu une sorte de rente stratégique pour tous les despotes de la région. Mais cela passe aussi par des actions plus « disruptives ». On peut mentionner le renversement en 1953, par la CIA, de Mossadegh, le premier ministre iranien, qui rêvait d’instaurer une démocratie laïque dans son pays et qui s’est attiré les foudres de Londres et Washington parce qu’il voulait nationaliser l’industrie pétrolière.

Plus près de nous, la décision de l’Union européenne, en 2006, de ne pas reconnaître le résultat des élections législatives en Palestine, remportées par le Hamas, et de couper toute aide à l’Autorité palestinienne a constitué un autre déni de démocratie, aux conséquences catastrophiques. Il faut espérer, si un nouveau scrutin est organisé cette année dans les territoires occupés palestiniens, que Bruxelles saura revenir à temps sur cette politique désastreuse.

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Le Monde

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